ANAMNÉSIE PROPITIATOIRE

samedi 5 mai 2012
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– "Anamnésie" : tout le monde se souvient de ce qu’est l’amnésie. L’anamnésie, c’est le contraire : c’est désobéir à l’injonction d’oublier.
"Anamnésie" est un néologisme, ou, du moins, un terme rare, psychologique, médical, voire philosophique, qui correspond au mot grec "anamnesis", de nature religieuse, évangélique, signifiant "souvenir, retour en arrière", "ferme volonté de ne pas oublier". On en a quatre occurrences dans la Bible : Luc 22, 19 : "Ensuite il prit du pain ; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le leur donna, en disant : Ceci est mon corps, qui est donné pour vous ; faites ceci en mémoire (anamnesis) de moi ; Corinthiens 11, 24 "et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous ; faites ceci en mémoire (anamnesis) de moi" ; Corinthiens 11, 25 : "De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang ; faites ceci en mémoire (anamnesis) de moi toutes les fois que vous en boirez" ; Hébreux 10, 3 : "Mais le souvenir (anamnesis) des péchés est renouvelé chaque année par ces sacrifices".
(In English, "anamnesis" : 1. Psychology : A recalling to memory ; recollection. 2. Medicine : The complete history recalled and recounted.)

– "propitiatoire" : favorable, salutaire, qui porte chance, attire la bonne fortune, donc éloigne le mauvais sort.

– "In extremis" : expression latine signifiant au tout dernier moment, à la dernière limite, de justesse, mais aussi à l’article de la mort.

– "dans le Neuf Cube
Ce n’est pas que le 93 ni le Neuf Trois : c’est le Neuf Cube" :
"le Neuf Cube"= le 93, département de la banlieue parisienne, la Seine-Saint-Denis. On l’appelle familièrement "le Neuf Trois", d’où le jeu de mots sur les doubles sens de "neuf" (9 + nouveau) et de "cube" (cubes de béton pour les grands immeubles + au cube, comme au carré, puisque "cube" en mathématiques s’écrit avec un petit chiffre 3 en exposant). Ainsi ai-je mis des majuscules à "Cube" et à "Trois", pour bien montrer qu’il s’agit de noms propres, de surnoms donnés au département du 93.
Ce poème est une prosopopée, c’est le 93 qui parle au "garçon". Ici, ce premier "tu" correspond au garçon, puis, dans la seconde partie du poème, on va changer d’allocutaire, le "tu" désignera la "fille". En somme, par cette prosopopée, on s’adresse à la jeunesse de banlieue, filles et garçons, population très métissée à tous points de vue, y compris culturellement.

– "En piles de cubes pas si neufs " :
Dans le 93, la plupart des logements sont des HLM (Habitations à Loyer Modéré), de grands immeubles misérables pour les pauvres, sortes de gratte-ciels miteux, mal entretenus, des piles de cubes pas si neufs.

– Dressés
Garçon debout dans le refus de te faire dresser
" :
Jeu de mots sur deux sens du verbe "dresser" : dans le premier, "dressés", ce sont les "cubes" qui sont "dressés" : ce sont les immeubles qui s’élèvent au milieu des terrains vagues de banlieue ; dans le second, le verbe "dresser" (comme on dresse un chien) signifie dompter, mater, dominer, plier à une volonté, voire soumettre à une oppression, réduire, écraser, manipuler. Face aux cubes de HLM, bâtiments "dressés" autour de lui, le garçon, bien "debout", se dresse, indomptable, relève la tête, en refusant de se laisser "dresser" comme on "dresse" un animal.

– "Garçon…………
debout
" :
"debout" est au sens symbolique, comme dans l’expression créole " fanm doubout ", " femme debout " : un être " debout " est quelqu’un de digne, fier, voire farouche, indomptable, qui s’assume, qu’on ne met pas à genoux, qui ne plie pas, ne cède pas facilement, qui se dresse contre l’adversité et face aux dominations.

– "Tu te rues vers quoi te référer"
"Intra muros"
"Neuf Au Carré" :
Tu cours désespérément vers des références possibles, tu cherches des valeurs solides, des repères fiables, auxquels tu puisses t’accrocher dans ce monde incertain, fluctuant ; tu es à la recherche d’un équilibre, d’un mieux être : le jeune de "banlieue à problèmes", de "quartiers sensibles" du 93 se précipite se précipite dans Paris « intra muros » (les Champs-Elysées, le Quartier Latin, les beaux quartiers) et vers la banlieue chic (le « Neuf Au Carré », c’est-à-dire le 92) avec l’espoir d’y trouver des modèles, des références extérieures à lui et à son environnement, celles des Parisiens aisés, cultivés, qui vivent bien…. Il y a mouvement, ruée, élan frénétique du jeune banlieusard mis au ban (voir plus bas l’explication du mot « banlieue » : « lieu mis au ban, banni »). Ce vers équivaut à : toi, le jeune banlieusard, tu te poses cette question : “Vers quels modèles de bonheur puis-je me tourner ?” et tu te précipites vers les seuls modèles possibles, Paris, les beaux quartiers, à la fois accessibles et inaccessibles, car tu n’y es "jamais en odeur de sainteté", on se méfie de toi, tu n’y es pas accepté.

– "Jamais en odeur de sainteté" :
L’expression "être en odeur de sainteté" signifie "inspirer confiance, avoir l’air honnête, comme il faut".

– "Intra muros" = Paris (en latin = "à l"intérieur des murs", les anciens murs qui protégeaient la ville de Paris). Le 93 n’est pas un arrondissement de Paris, mais un département de la périphérie de Paris, justement c’est là toute la différence : c’est proche de Paris, mais ce n’est pas dans Paris intra muros, c’est en banlieue. Or le mot "banlieue" vient de "ban" : le banlieusard est comme mis au ban, banni. La "frontière" entre Paris et les banlieues, départements limitrophes, est marquée par le boulevard périphérique, voir, plus bas, le vers "Y a-t-il une vie après le périf ? " (périf = abréviation de " périphérique ").

– "Neuf Au Carré" :
Sur le modèle de "Neuf Cube", le "Neuf Au Carré" désigne le 92, département de banlieue plus chic que le 93, où s’aventure de temps en temps le garçon du 93 pour y chercher fortune, de même qu’il passe de temps en temps la "frontière" du périphérique pour pénétrer dans Paris "intra muros".

– " La haine contre personne pourtant " :
référence à l’expression des “jeunes des quartiers” — sous-entendu “difficiles", “sensibles” — : “avoir la haine”, employée comme titre du film sur les banlieues La Haine (de Mathieu Kassowitz).

– “rebeu"

– « Beur » (féminin « beurette ») est un néologisme qui désigne les descendants des émigrés d’Afrique du Nord installés ou nés en France, est un mot du verlan, créé en inversant l’ordre des syllabes du mot "arabe" (a-ra-beu donne beu-ra-a, puis "beur" par contraction) qui a la particularité d’avoir donné lui-même en verlan le nom "rebeu", porteur du même sens.

– "Plus tu es de couleur
Moins tu es visible" :
Jeu de mots sur l’euphémisme politiquement correct "les minorités visibles"]

– "d’aucuns" signifie "quelques-uns", "certaines personnes", et n’a pas le sens négatif de "aucuns". L’expression "d’aucuns" (registre de langue soutenu) est un vestige du sens originel du mot "aucun" (du latin aliquis unus), qui voulait dire « quelqu’un ».

– "Tandis que d’aucuns prêchent raison
En utopie du Black-blanc-beur" :
ce n’est pas “la raison de l’utopie”, mais certains conseillent d’être raisonnables, ils recommandent la sagesse, ils préconisent de rester calmes, réfléchis, sans haine, loin des passions, hors des conflits, « en utopie du Black-blanc-beur », c’est-à-dire en croyant naïvement que l’harmonie parfaite peut exister en France entre Noirs, Blancs et Arabes dans les cités dites "sensibles", comme en 1998, quand la France avait remporté la coupe du monde de football avec une équipe "black-blanc-beur".

– "Du dedans vécue comme un leurre " :
« Du dedans » veut dire « de l’intérieur [des banlieues à problèmes] », par opposition à ce que s’imaginent « en utopie » les gens du centre-ville, des beaux quartiers, de Paris intra muros et du reste de la France qui ne vivent pas « du dedans », de l’intérieur le quotidien des banlieusards des quartiers difficiles dits « sensibles ».

– "S’il faut remonter aux Croisades "
"Y a-t-il une vie après le périf ?"
la phrase, qui va de « S’il faut » à « périf ? », signifie : si on est obligé d’avoir des ancêtres bien français, blancs, “gaulois”, depuis le Moyen-Age (sous-entendu pour être considéré, admis, bien traité, “intégré”, pour n’être pas des morts-vivants), existe-t-on quand on est banlieusard, arabe ou noir : “Y a-t-il une vie après le périf ? »

– "Fût-ce une gageure que tu kiffes" :
Le verbe kiffer ne désigne plus uniquement l’action de fumer du haschich, mais également le plaisir qui y est associé. Dans son acception actuelle, "kiffer" signifie alors plus simplement "aimer", "être fou de quelque chose ou de quelqu’un". Un kiff est alors une passion, un hobby, un plaisir particulier et personnel, ou simplement un moment de bonheur. En France, ce mot a d’abord été employé par les jeunes générations issues des banlieues, et il est de plus en plus couramment employé par les adolescents et jeunes adultes. Si le reste de la population l’emploie plus rarement, il est du moins compris par la plus grande majorité des Français, et a fait son entrée dans les dictionnaires. Il a eu, au départ, le sens d’« avoir peur » (flipper) avant de glisser vers « aimer ».

– "gageure" : les défis que se donnent les jeunes, qui se mettent au défi d’être capables de faire telle ou telle prouesse, ou telle ou telle sottise dangereuse, pour s’affirmer, se prouver qu’ils sont de vrais hommes.
Le sens général de ce vers est : "Même si c’était un défi qui te plaise, un "challenge" qui puisse t’exciter".

– "Tu n’as plus pour nom prolétaire" :
signifie pour t’appeler toi, on n’utilise plus, aujourd’hui, ce mot “prolétaire”, alors qu’on l’employait autrefois pour désigner tes parents. Autrefois on parlait de “prolétaires”, aujourd’hui ce terme n’est plus employé pour désigner les enfants des "prolétaires", même s’ils ont quasiment la même condition sociale. (On est dans l’ère des euphémismes et du politiquement correct.)

–  "Tu peux faire sans" :
"Tu peux faire sans" est une expression familière signifiant "Tu n’as pas besoin d’aide, tu peux te débrouiller tout(e) seul(e)".

– chabin : nom vulgaire des hybrides du bouc et de la brebis ou du mouton avec une chèvre (cabra en latin) ; le terme chabin, (féminin chabine) qualifie des individus métissés aux cheveux clairs blonds ou roux, frisés ou crépus, aux yeux clairs bleus ou verts et au teint peu foncé, parfois très clair, arborant parfois des taches de rousseur.
Derek Walcott, prix Nobel de littérature, lui-même chabin originaire de Saint-Lucie (où l’on parle le même créole à base lexicale française qu’en Martinique), écrit en anglais "chabine" avec un e au bout, et non "chabin", même au masculin.

– "sefran" signifie "français" en verlan. Le verlan (= l’envers, en verlan !) est une forme d’argot français qui consiste en l’inversion des syllabes d’un mot, parfois accompagnée d’« élision », un type d’apocope, d’ajout ou de modifications de voyelles, par exemple "keubla" pour "black". Le verlan actuel s’est répandu en français depuis la deuxième moitié du XXè siècle, surtout dans les banlieues, mais l’inversion de lettres ou de syllabes, utilisée afin de créer un effet de style en littérature, date de plusieurs siècles.

– "À chaque contrôle on te tutoie " :
Il est vaste, le champ des contrôles, qui sont multiples (démarches administratives, recherche d’un emploi, d’un logement, accès à une boîte de nuit etc…) Il y a une gradation : ensuite il y aura “babylone”, la police, mais pour l’instant ce “on” est général, dans toute la société, dans tous les actes de la vie quotidiene où s’effectue un quelconque contrôle d’identité. Il y a une gradation dans les sévices discriminatoires, qui commence à partir de “À chaque contrôle” :

– 1/ “on te tutoie”, c’est déjà irrespectueux ;

– 2/ [On] " te traite comme un chien ", c’est pire, c’est le suprême mépris ;

– 3/ [On] " te rudoie ", c’est encore pire : violence physique après la violence verbale.
(Tout cela n’est pas anodin : la preuve en est qu’en juin 2012 le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, a donné officiellement ordre aux policiers de ne jamais tutoyer qui que ce soit.)

– "Dès que tu vois babylone, tu cours" :
"babylone" signifie ici " police" ; "babylone" est le surnom donné aux policiers, gendarmes et autres forces de l’ordre qui se font parfois force du désordre, au service des modernes Babylones, métropoles de perdition à "civilisation" sophistiquée mais barbare où sévissent les puissances d’argent et les puissances du mal sans respect de la vie humaine, car dans la Bible la ville de Babylone est symbole de perdition, de corruption et d’iniquité. (Voir, dans le poème "Aux horizons du Sud", "Bavures pour babylones barbares").
Dès que ce jeune voit la police, il s’enfuit, car il a peur d’être maltraité, même s’il n’a rien fait, pour « délit de faciès ». (Il paraît que les deux jeunes qui ont été électrocutés revenaient tranquillement du sport un soir et ont simplement fui un banal contrôle de police… C’est cela qu’il y a de terrifiant dans cette ténébreuse affaire. )

– "pourrissoir" :
Lieu où des objets pourrissent. Lieu où l’on met les chiffons à pourrir pour en faire du papier. Ces quartiers sont si mal entretenus, si sales, qu’on dirait un "gigantesque pourrissoir".

– Qui dégénère en bourbier :
ce quartier est tellement horrible, tellement sinistre, tellement pénible, qu’il finit par devenir impraticable comme si les rues étaient pleines de boue, ce quartier devient invivable, voire dangereux : un "bourbier" est un lieu très boueux ou bourbeux, mais au sens figuré le mot "bourbier" désigne une situation très difficile, fâcheuse, un horrible pétrin.

– "Hors des barres de perdition" :
une barre d’immeubles est un seul immeuble, pas forcément très haut, mais très long, l’équivalent de plusieurs immeubles collés les uns aux autres. Vu de loin, ça évoque une énorme barre posée sur le sol. Ce type d’immeubles particulièrement laid était très à la mode dans les années 1950-60, où il fallait construire beaucoup, très vite, et pour pas cher... On en entend surtout parler aujourd’hui quand on décide de les démolir : le dynamitage de ces énormes constructions est souvent très spectaculaire. Ces grands ensembles de bâtiments assez élevés, rangées d’immeubles tous semblables construits en matériaux bon marché comprenant beaucoup d’appartements constituent des quartiers défavorisés, des coins mal famés, des cités "à problèmes", lieux où règne la délinquance, où l’on risque de mal tourner ou d’avoir des ennuis, donc potentiellement des lieux de "perdition".
La population urbaine ayant augmenté constamment sous la poussée de l’exode rural et de l’immigration, les nouveaux citadins ont été entassés dans ces "barres" bâties à la hâte dans les banlieues ouvrières.

– "Pour peu que tu te trouves au pied du mur :
Jeu de mots sur l’expression “au pied du mur” qui signifie “en difficulté, sans issue, pris au piège” ; or ici, il s’agit de plus d’un vrai mur…

– "Si tu sautes, tu t’électrocutes" :
Le 27 octobre 2005, Zyed, 17 ans, et Bouna, 15 ans, deux adolescents de Clichy-sous-Bois, sont morts électrocutés dans un transformateur où ils s’étaient réfugiés après une course-poursuite avec des policiers, après avoir sauté le mur. La mort par électrocution de ces deux jeunes avait déclenché trois semaines d’émeutes en Seine-Saint-Denis. En 2011, la Cour d’Appel a confirmé le non-lieu pour les deux policiers mis en cause.
Le 5 mai 2012, à la veille de sa victoire au second tour de l’élection présidentielle, François Hollande s’est rendu à Clichy-sous-Bois. Le temps a passé, mais les choses n’ont guère changé pour nombre de résidents de la petite ville, enclavée dans le nord-est de Paris dans une zone mal desservie par les transports en commun. « C’est comme si c’était des animaux qui habitaient ici », souligne une habitante d’un des immeubles décrépits (voir "dresser" au vers 5).

– "Métissage et marronnage
S’érigent
Émergent
Les deux mamelles de l’enfance :
Seule mammoplastie de l’En-France" :
"Les deux mamelles de l’enfance" sont « Métissage et marronnage » ces deux mamelles, sujets des verbes "S’érigent" et « Émergent ».
Allusion à "Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France", phrase qu’aimait à répéter Sully, l’ami et le ministre du roi Henri IV.