Dramaturgie et Histoire : Lumina Sophie dite Surprise de Suzanne Dracius

par Axel Artheron, Université Antilles-Guyane
lundi 23 septembre 2013
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Article d’Axel Artheron

Dramaturgie et Histoire : Lumina Sophie dite Surprise de Suzanne Dracius

Parce que la conscience antillaise fut balisée de barrières stérilisantes, l’écrivain doit pouvoir exprimer toutes les occasions où ces barrières furent partiellement brisées.
Edouard Glissant

A la relecture des littératures francophones, nous sommes frappés du rapport étroit qui se noue entre écriture littéraire et écriture de l’histoire. Cette obsession de l’histoire, qui s’observe aussi bien dans le roman que dans la poésie, se révèle d’autant plus patente que le théâtre par ses particularités esthétiques et sa vocation scénique propose une dimension essentielle : celle de la célébration et de l’actualisation. Pour les littératures francophones de la Caraïbe, ce rapport se double d’une véritable mission cathartique du fait de l’oblitération de la mémoire collective antillaise, consécutive à l’entreprise coloniale. Ainsi le théâtre historique antillais répond-il d’une pulsion anamnésique et cathartique comme le note Bridget Jones dans son article « Comment identifier une pièce de théâtre de la Caraïbe » :
Quelle que soit la méthode choisie, le théâtre historique aux Antilles répond à une pulsion profonde, celle d’utiliser l’extériorisation d’événements du passé afin de corriger les versions imposées, voire faussées, de la narration officielle. Mais aussi celle de faire revivre de façon virtuelle et ludique des scènes angoissantes, des rapports encore pénibles, longtemps refoulés dans la mémoire, aussi bien de ceux qui ont accepté l’esclavage que de ceux qui l’ont imposé.
Il s’agit alors de penser les conditions d’une historicité des peuples caribéens en s’arc-boutant sur les grands événements signifiants et endogènes non encore inscrits dans la conscience collective. Mais si une première génération d’œuvres interrogeait l’histoire à une échelle panaméricaine, il est à noter un recentrement des intrigues et des pièces sur l’Histoire de la Martinique. En ce sens, la pièce Lumina Sophie dite Surprise de Suzanne Dracius illustre cette nouvelle direction prise par ces dramaturgies. Publié en 2005, ce « fabulodrame » met en scène le personnage de Lumina Sophie, chef de file des insurgés lors de cette insurrection du Sud de la Martinique survenu en 1870. A l’instar d’Ina Césaire avec Rosanie Soleil, l’auteure s’empare de cette page de l’histoire de la Martinique afin de lever le voile sur ce moment de l’histoire collective. Le personnage de Lumina, érigé en figure éponyme et tragique, est convoqué pour relire cet épisode de la résistance. Elle apparaît de ce fait au centre du drame accompagnée des femmes insurgées, les Pétroleuses. Dès lors, il serait intéressant de voir comment l’écriture théâtrale, dépassant une simple visée esthétique, cherche à devenir le lieu de l’Histoire.
Pour ce faire, il serait utile dans un premier temps de replacer l’œuvre dans son contexte historique, puis de voir comment la pièce s’inscrit dans une démarche historique intrinsèque. Dans un troisième temps, nous verrons en quoi cette pièce participe d’une vision de l’histoire bien précise. Enfin, dans une dernière partie, il importera de mettre en relation cette vision de l’histoire avec une démarche dramaturgique originale.

I - Lumina Sophie à la lumière de l’Histoire : l’insurrection du Sud
a) L’insurrection du sud
Lumina Sophie dite surprise s’inspire d’un évènement historique : l’insurrection du Sud de la Martinique en 1870. Avant d’entamer notre parcours analytique, il semble important de resituer brièvement le contexte de l’œuvre. Cette insurrection, la première des noirs libres de la Martinique, est l’un des symptômes les plus révélateurs du contexte d’effervescence social et politique qui affecte l’ensemble d’une société, délestée du chancre de l’esclavage mais encore engoncée dans les clivages hérités de l’époque esclavagiste, le préjugé de couleur et les relents réactionnaires des nostalgiques de l’Ancien Régime demeurant toujours aussi vivaces et prégnants. La société d’après 1848, façonnée sur les décombres du système esclavagiste et colonial, était tout aussi inégalitaire que sa devancière. Armand Nicolas, dans son Histoire de la Martinique, fournit des indices sur le ferment de contestation qui point alors dans cette société :
La grande majorité de la population, composée des nouveaux libres de 1848, forma un prolétariat agricole et une petite paysannerie dont le sort restait précaire, victimes de la morgue des blancs, soumis à toutes les vexations du « travail forcé » ; une classe ouvrière de salariés agricoles et d’ouvriers des fabriques et des usines centrales se constituait rapidement. Au bas de l’échelle, les immigrants, véritables serfs, plongés dans une misère innommable. Cette population était apparemment soumise, exclue des affaires publiques, mais une sourde fermentation bouillonnait en son sein.
Cela se décelait périodiquement en particulier sous la forme de véritables « épidémies » d’incendies de champs de canne, de cases à bagasse, mais jamais la maison des maîtres n’a été touchée.
Ainsi, à ce climat déjà délétère s’ajouta un ensemble de facteurs qui, combinés, favoriseront le déclenchement de l’insurrection du Sud. La dégradation de la situation économique, le retour de la classe possédante au pouvoir dans le sillage de la Seconde République, le durcissement du régime en matière de législation du travail, ainsi que l’émiettement des quelques libertés publiques aiguisèrent les tensions raciales déjà très vives sur l’île.
Un incident va alors mettre le feu aux poudres : l’affaire Lubin. Le 19 février 1870, une rixe violente opposa entre Rivière-Pilote et le Marin (dans le Sud de la Martinique) un jeune noir martiniquais, Léopold Lubin, à un fonctionnaire blanc fraîchement débarqué dans l’île, Augier de Maintenon. Ce dernier agressa violemment Lubin sous prétexte que celui-ci ne lui aurait pas cédé le passage. Lubin, face à cela, saisit tous les recours juridiques possibles auprès des tribunaux, mais en vain. Dans la Martinique post-esclavagiste, il n’est pas imaginable de donner raison à un noir face à un blanc. Dès lors, résolu à se faire justice, Lubin cravache à son tour Augier de Maintenon, au Marin. Arrêté, Lubin est incarcéré puis condamné à cinq ans de bagne à Cayenne. Cette arrestation, considérée comme sévère et arbitraire, symptomatique du rapport de force alors dans la colonie, provoqua l’émoi dans la population noire de l’île.
A cet incident il faut adjoindre l’affaire du béké Codé. Ce dernier, nostalgique patenté de l’esclavage et propriétaire de l’Habitation La Mauny à Rivière-Pilote, avait fait dresser le 21 janvier de la même année un drapeau blanc (symbole royaliste) sur son habitation. De plus, il est reproché à celui-ci, outre son comportement réactionnaire sur l’habitation, ses allégations sur sa participation active à la condamnation de Lubin lors de son procès. L’affaire Codé nourrit le ressentiment de la population ouvrière, comme le souligne Gilbert Pago :
La population pilotine reproche à Louis Codé, propriétaire de l’Habitation « La Mauny », à Rivière-Pilote, d’être resté un nostalgique de l’esclavage, de se montrer arrogant à l’égard de ses ouvriers et d’avoir hissé depuis le début de l’année un drapeau blanc sur son habitation. Pour la population noire, le drapeau blanc de la monarchie est intimement lié à l’esclavage.
Ces multiples facteurs conjugués aux pénibles conditions de la population ouvrière des campagnes cristallisèrent la contestation qui se mua en une terrible campagne insurrectionnelle. La condamnation déclencha le soulèvement à Rivière-Pilote. Dès le 2 septembre, les premiers incidents sont relevés. Le 22 septembre, la foule, rassemblée dans le bourg de la commune de Rivière-Pilote, réclame le désarmement des blancs du bourg, la tête du béké Codé et la libération de Léopold Lubin. Dans la soirée, c’est l’Habitation la Mauny de Codé à Rivière-Pilote qui est incendiée. 25 Habitations connaissent le même sort que l’Habitation Codé : 14 à Rivière-Pilote, 3 à Rivière Salée et à Sainte Luce et 7 au Saint Esprit. Le 24 septembre, Codé est appréhendé et mis à mort.
Dans les nuits du 24 et du 25 septembre, l’insurrection gagne les derniers bastions du Sud encore préservés, le Marin, le Vauclin et Sainte Anne. Face à l’ampleur du soulèvement, la répression gouvernementale s’organise. A partir du 26 septembre, les troupes gouvernementales circonscrivent les foyers de lutte et les points les plus chauds. Cette contre-offensive, redoutable, sonna le glas de l’insurrection du Sud.

b) Le personnage historique Lumina Sophie
Après avoir replacé le contexte historique de la pièce, on se penchera sur le personnage de Lumina et son rôle au sein du mouvement. Si l’insurrection est l’œuvre d’une majorité de travailleurs ouvriers, il est à noter le rôle joué par les femmes. A ce titre, comme en 1848, les femmes participèrent de manière déterminante aux phases les plus significatives de l’insurrection : on dénombre environ un peu moins de 40 femmes impliquées dans la révolte. En 1870, quand éclatent les premiers signes de l’insurrection, Lumina est âgée de 21 ans, et est enceinte de son compagnon Emile Sydney, engagé lui-même dans la révolte. Et c’est tout naturellement, eu égard aux raisons évoquées, que Lumina fut amenée à prendre une part active aux déroulements insurrectionnels. Si son rôle au cœur de l’insurrection n’est pas aisé à déterminer, son procès ainsi que les chefs d’accusation retenus contre elle éclairent sur le degré de sa participation au conflit. En effet, Lumina fut arrêtée le 26 septembre 1870 sur l’Habitation d’Eugène Lacaille à Rivière-Pilote, puis incarcérée à Fort-de-France. Elle est accusée principalement d’avoir incendié plusieurs habitations et cases à bagasse. De plus, les multiples témoignages retenus par l’accusation tendent à la présenter comme l’une des meneuses du conflit. Ainsi, dès son arrestation, elle est présentée comme le chef de file des femmes incendiaires, comme le révèle Gilbert Pago, dans sa biographie consacrée à Lumina Sophie :
Surprise accumule sur sa tête le plus grand nombre de griefs. Le gouverneur Menche de Loisne, en fait dans sa brochure, la figure de proue des révoltées, « la flamme de la révolte ». Une femme témoin à charge dit avec mépris qu’à la tête d’une bande d’incendiaires et de pillards qu’elle était la « reine de la compagnie ». Les six ouvriers « congos » de la deuxième série la présentent comme la plus féroce, la plus terrible des chefs de bande, une véritable furie, une maniaque de l’incendie qui propage la terreur par sa seule présence devant leurs cases.
Lumina porte dès lors un lourd fardeau. Accablée par l’accusation, faisant face à un procès qui entend en faire un cas d’exemple, elle est par ailleurs confrontée à une grossesse qui ne lui épargne aucune souffrance. Elle est amenée à plusieurs reprises à quitter l’audience pour cause de malaise. Mais le 28 avril, c’est la délivrance : elle accouche d’un petit garçon à la maison d’arrêt de Fort-de-France. Cet enfant, qui sera séparé d’elle dès sa naissance et qu’elle ne reverra plus jamais, sera lui aussi « incarcéré » à cette même prison. A l’issue de son procès, elle sera condamnée aux travaux forcés au bagne de Guyane, réputé pour son inhumanité et son inhospitalité. Ce sera ainsi pour Lumina le début d’un véritable calvaire de huit années qui s’achèvera le 15 décembre 1879. Elle est âgée alors de 31 ans.

II – Lumina Sophie dite Surprise : un drame historique
a) Un drame historique
La pièce se place dès les premiers mots du titre dans une optique de réécriture de l’histoire. Dans cette perspective, les éléments relevant de la fiction théâtrale côtoient sans peine les références tirées de l’historiographie, inscrivant de fait la pièce dans un système sémantique et référentiel spécifique. Au premier de ces éléments, figure le fonctionnement référentiel du temps et de l’espace. Ces catégories, consubstantielles de l’action, renvoient de manière explicite au cadre spatial et temporel de l’insurrection. Les indices spatio-temporels référentiels s’avèrent indiqués dès la didascalie initiale :
Martinique, 1870. Une nuit de septembre 1870, extérieur serein, clair de lune. Une clairière au milieu d’un champ de cannes, à l’abri d’une falaise, quelque part dans le Sud entre Saint-Esprit et Rivière-Pilote (le camp de Régale, sur l’Habitation Lacaille).
Cet ancrage historique se vérifie en outre à travers les nombreuses références historiques jalonnant les discours des personnages. Ainsi, dès les premières pages de l’œuvre, le lecteur spectateur se trouve au cœur du contexte social et politique des années post-esclavagistes. L’acte d’exposition s’ouvre donc sur des références à l’atmosphère sociale induite par le durcissement du régime sous le Second Empire de « Napoléon le petit ». Il est alors question des nombreuses mesures attentatoires à la liberté des nouveaux libres et singulièrement de l’arrêté de l’amiral de Gueydon du 15 septembre 1855, ledit décret consacrant les quelques mesures phares du nouveau régime censé lutter contre l’oisiveté et l’indolence des nouveaux libres.
L’âpreté de la vie quotidienne sous le Second Empire est entièrement rendue dans ce premier acte. L’arsenal répressif mis en place est ici décliné dans toutes ses dimensions. Lumina lisant le journal officiel déclare : « Article 28 : Toute personne qui n’aura pas de passeport devra payer une amende de cinq à cent francs… » . Il en est de même pour la nouvelle législation du travail :
Quiconque n’a pas payé l’amende dans la quinzaine des poursuites est, de plein droit, contraint de fournir des journées de travail, à l’Atelier Disciplinaire, constitué à cet effet à Fort-de-France ».
Le recul de l’instruction, la nouvelle répartition des terres ainsi que les mesures concernant l’immigration pour abaisser le coût du travail salarial, témoignent du souci de réalisme historique. La dramaturge rend ainsi une photographie sociale de la vie des libres des campagnes en ne négligeant aucun des aspects élémentaires. Ainsi l’affaire Codé prend toute sa place dans le maillage diégétique de la pièce. C’est ainsi que l’on peut entendre les insurgées réclamer la mort de ce personnage, garant des valeurs passéistes et réactionnaires de l’ère esclavagiste : « Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Vive la république ! A mort Codé ! » . Plus loin, c’est le récit des ultimes provocations de ce dernier qui nous est révélé. Ces outrances répétées apportèrent d’ailleurs d’une certaine manière une caution de plus au ferment révolutionnaire et s’érigèrent comme l’une des véritables justifications de ce mouvement. Ici, c’est Lumina qui rappelle ce fait, comme pour exorciser les maux naguère indicibles mais aujourd’hui inacceptables :
"Lumina, se ceignant les hanches d’un madras. – […] Chacune de celles que tu vois là se souvient de l’affaire Lubin, « ce nègre qui avait osé lever la main sur un blanc », comme ils ont dit.
Le chœur. – Vive Lubin !
Lumina. – Rien que pour ça, il a pris cinq ans de bagne et 1500 francs d’amende ! Pourtant, c’était lui l’offensé, c’était lui qui avait subi l’arrogance d’un fonctionnaire venu de la Métropole. C’est lui qui a été sauvagement cravaché parce qu’il n’avait pas cédé le passage avec assez d’empressement."
L’affaire Lubin, excipient de l’insurrection, est agitée par les insurgées tel le flambeau dans les veillées d’armes. Dès lors, cet incident est récupéré par les Pétroleuses pour légitimer l’action belliciste et armée, mais aussi pour revendiquer un nouvel ordre sociétal. Il importe de jeter aux orties tout ce que représente le système présent, lesté de tant d’amertume et de ressentiment pour les insurgées, et de revendiquer la Liberté, en souvenir de ce grand jour que fut le 22 Mai 1848 :
"Lumina.- Jamais elles n’oublieront la face du béké Codé, sa bouche carrée, chargée de morgue et de haine, quand il se vantait partout d’avoir eu sa peau, sa peau noire, « la peau de ce négrillon prétentieux », comme il disait. Comme il crachait. Oui, elles garderont le souvenir de ce grand vent de liberté qui a soufflé de la France jusqu’à nous autres, quand les malheureux de là-bas ont secoué leurs chaînes aussi, sur l’Autre Bord. Et longtemps encore, elles crieront : « Mort à Codé ! » Mort à tout ce qu’il représente !"

b) Une figure dans le drame : Lumina Sophie
Mais ce qu’il convient d’apprécier c’est que si l’auteure se propose de faire revivre ce pan de l’histoire dans sa pièce, elle adopte un point de vue qui se focalise essentiellement sur le personnage de Lumina. Dès lors l’insurrection du Sud intervient davantage comme une toile de fond accréditant la facture historique du personnage. Ici, la figure historique de Lumina se lit par le lien qui unit le personnage à l’insurrection en tant que fait historique (comme on a pu le voir dans la partie précédente) et à la fiction en tant que personnage central et éponyme. Par la stylisation l’auteur fait accéder le personnage au rang de figure tragique et légendaire. Elle la pose en symbole des révoltées, mais aussi en métonymie de cette révolte. En cela, elle rejoint les autres personnages tragiques composant le corpus antillais. Anne Douaire, analysant le fonctionnement de la figure tragique dans le théâtre antillais, a pu dire :
Enfermant ainsi en un personnage un schème complet, il est possible de condenser en une seule fable l’histoire d’un peuple, de faire d’un homme le représentant d’une époque ou d’un peuple. La stylisation a ce but non de montrer la vérité d’un homme mais de poser celui-ci en représentant, en symbole.
Cette analyse reflète le fonctionnement référentiel et fictionnel de Lumina dans le drame. Elle se trouve au carrefour d’une pluralité de déterminations, ce qui fait d’elle, pour reprendre l’expression du Professeur Ryngaert, un « carrefour de sens ». Ce personnage par conséquent s’appréhende au regard des déterminations qui substantifient son rôle au cœur du drame. Détermination individuelle, puisqu’en tant que figure historique et référentielle, elle renvoie de manière métonymique à une page déterminée de l’Histoire, comme la dramaturge l’affirme dans sa préface :
Lumina s’érige au centre de cette pièce comme elle s’est dressée à la tête des « Pétroleuses du Sud » en lutte contre l’injustice, en révolte contre l’arbitraire, en marche vers une autre forme de société.
Mais, bien plus, la dramaturge s’emploie à faire de sa protagoniste un centre centripète autour duquel gravitent les enjeux fondamentaux de la pièce. Placée en tête de liste des personnages du drame, son apparition dans la didascalie initiale lui confère le statut, énoncé dans la distribution des personnages, de « meneuse de l’Insurrection » D’ailleurs, si l’on se penche sur les didascalies renvoyant au personnage éponyme, il est intéressant de voir comment celles-ci construisent l’épaisseur du personnage. Dans chacune de ses apparitions, la didascalie connote et renvoie explicitement à cette dimension par l’articulation de signes verbaux et paraverbaux qui participent à cette construction symbolique et sémantique. Son apparition dans l’exposition de la pièce, où la théâtralité et la mise en scène apportent une caution sémiologique indéniable, contribue à renforcer cette auréole :
Toutes entrent en procession, harassées mais exaltées, LUMINA en tête, aux cris de « VIVE LUBIN ! A MORT CODE ! VIVE LUBIN ! A MORT CODE ! », rythmés par un tambour aux accents guerriers. Chacune mouche son flambeau sur le foyer, puis le pose en faisceau, sauf Lumina, qui place le sien sur un trépied et se met à lire, tandis que Rosalie essuie sa sueur et la nettoie avec douceur.
Ici, cette didascalie met en lumière la grandeur du personnage dans un saisissant contraste avec les autres insurgées. Sa posture élective ( « sauf Lumina qui place le sien sur un trépied et se met à lire ») ainsi que cette image quasi biblique de l’ablution du corps de Lumina par Rosalie préfigurent sa prédominance sur l’ensemble du corps social figuré par les insurgées. Cette prééminence sera articulée autant sur les qualités morales que sur sa maîtrise de la lecture et de l’écriture. En effet, maîtrisant aussi bien l’écriture que la lecture, elle relaie un discours universaliste, qui ici semble pourfendre une idéologie colonialiste rétrograde et nihiliste :
« L’enseignement pour tous, de six à dix ans » ? Sur le papier ! Encore faudrait-il savoir lire, pour le déchiffrer, ce texte ! Même si on n’est plus esclaves, les colons n’ont guère envie que nous soyons instruits. Moi qui sait lire, j’ai découvert qu’un sieur Fénelon, gouverneur de la Martinique, ne s’est pas gêné pour écrire : « il faut maintenir les nègres dans l’ignorance, c’est la sécurité des blancs qui l’exige.
Dans l’acte V, l’atmosphère sur scène annonce l’épilogue tragique. Le moment fatidique est imminent, et c’est tout naturellement que revient à Lumina ce rôle de catalyseur de l’action guerrière. Cette didascalie rend bien compte de la volonté inébranlable et légitime qui anime ce personnage. Toute la sémantique de la lumière développée dans cette didascalie renvoie au motif grec de Prométhée, parangon antique de la verticalité et du refus :
Lumina fait son apparition, transfigurée, lumineuse, d’une beauté plus qu’humaine. Auréolée de lumière, elle porte sous le bras une hampe et une bannière rouge enroulée, et de l’autre main son flambeau.
Chef de file des insurgées, figure de verticalité et de résistance, elle s’affirme comme un personnage de premier ordre à la hauteur des grandes héroïnes grecques, comme le suggère la muse. Personnage historique, oubliée de la mémoire collective, elle reste et demeure d’abord une femme, amoureuse et enceinte d’un amant dont elle fut séparée. Cette figure historique que nous donne à voir Suzanne Dracius dessine les traits d’un nouvel héroïsme. A la manière du drame romantique qui dépeint des héros tiraillés entre héroïsme et marginalité, Lumina Sophie dite Surprise entreprend de renouveler les nouveaux canons de héros du drame. Notre personnage, tout en étant pleinement investi dans la praxis révolutionnaire, n’en demeure pas moins ramenée aux contingentes inquiétudes de la femme aimante. La longue tirade lyrique de Lumina laisse entrevoir le profond paradoxe qui l’habite. De cette contradiction fondamentale et structurelle naît toute la conscience tragique du héros :
Défense de s’apitoyer, de confesser ses angoisses, ne jamais les laisser percer ! Ce serait me démasquer, comme si ma place à leur tête n’était qu’usurpée, imméritée ! Je n’en n’ai pas le droit. Pour mes petitesses, je n’ai que mépris souverain.
Cette pièce tirée de l’Histoire met en scène un personnage historique haut en couleur digne de s’inscrire dans le panthéon historique et mythologique martiniquais. Mais l’intérêt de la pièce réside aussi dans la perspective qu’embrasse Suzanne Dracius en réécrivant cette page de l’Histoire.

III) Quelle vision de l’Histoire ?
a) Pour une mise en forme de la mémoire historique
De cette sourde querelle que les Antilles entretiennent avec l’Histoire, la littérature et le théâtre se font largement l’écho. Depuis la Négritude, le discours sur l’Histoire a largement investi le champ de la création au point qu’il est aujourd’hui possible de relire le positionnement des grands auteurs à l’aune de cette exploitation de la matière historique. Romuald Fonkoua, analysant la pensée de l’histoire chez Edouard Glissant, a mis fort justement en évidence les différences d’approches de l’Histoire dans le corpus littéraire antillais. Pour le critique, deux grandes apories structurent le discours antillais sur l’histoire :
Les querelles de l’histoire qui traversent les littératures antillaises reposent sur deux apories. L’une consiste à poser l’absence d’histoire dans les sociétés issues de l’esclavage et à affirmer la nécessité du métier d’historien. L’autre, rigoureusement inverse, consiste à affirmer la présence d’histoire et à nier l’efficacité du métier d’historien.
Cette deuxième aporie dont parle Romuald Fonkoua est symbolisée par l’œuvre de Frantz Fanon. La première, en revanche, qu’il place au regard des écrivains Aimé Césaire et Vincent Placoly, nous paraît entrer dans la droite lignée de la réécriture entreprise par Suzanne Dracius. Romuald Fonkoua, précisant son argumentation, note, concernant ces deux auteurs :
La première des apories est sans doute la plus ancienne et la plus constante du discours antillais comme le montrent les cas d’Aimé Césaire et de Vincent Placoly. Elle consiste d’abord à noter que l’oubli est une des caractéristiques de l’histoire antillaise puis à construire les modalités intellectuelles de sa réparation.
Prenant acte de cet oubli structurel, l’écrivain se fait « architecte de l’histoire » dans la mesure où il se donnera pour mission de rassembler les éléments épars d’une conscience historique afin de l’inscrire dans l’œuvre. Ce travail consiste à réparer cet oubli, ce manque, en exhumant par l’écriture les grandes figures et les grands moments de l’histoire de la Caraïbe. Chez Césaire et Placoly, cette vision consacrera les figures de Toussaint Louverture, d’Henri Christophe, de Jean-Jacques Dessalines ou encore d’André Aliker.
Cette pensée de l’histoire se donne alors pour gageure de réadapter le discours historique en le confrontant au modèle dominant afin de le mettre face à ses lacunes, ses non-dits et ses mensonges. C’est bien dans cette optique que se dresse cette réécriture de la révolution du sud de 1870. Dans la pièce de Dracius, la réécriture de l’insurrection du sud prend la forme d’un contre-discours historique. Non pas qu’il s’agisse de l’ériger en mythe fondateur, là n’est pas le propos, mais de l’exhumer des limbes de l’oubli afin d’en relire le sens et la signification. Cet évènement majeur illustre cette vision de l’histoire qui entend éroder ce vernis dégradant de l’aliénation en lui opposant les zones vives de la résistance à la domination coloniale. Dans le préambule à la pièce, Suzanne Dracius lève le voile sur les visées historiques de la pièce. Dressant ainsi le diagnostic fondé en grande partie sur une amnésie partielle voire totale de la conscience historique antillaise et caribéenne, elle propose une démarche relevant autant de l’anamnèse que de la découverte :
Cependant il y a, dans la Caraïbe insulaire, une sorte d’amnésie collective. Les traditions de résistance n’y ont guère laissé de traces. C’est ce pan de voile déchiré que lève l’auteure, explorant la conscience historique, offrant à l’imagination une mythologie créole renouvelée à travers la vision d’une figure héroïque d’une grandeur plus qu’humaine.
Ce faisant, l’œuvre remplit ici une double mission : à la fois relecture d’un pan de l’histoire, elle offre à la mémoire collective un rappel d’une de ces rares périodes d’unité nationale, à savoir l’insurrection du Sud de 1870. Mais aussi œuvre mémoriale, elle contribue à l’élaboration d’un panthéon des figures majeures de l’Histoire antillaise.

b) Histoire et mythologie
La pièce Lumina Sophie se caractérise par une approche de l’Histoire s’arc-boutant sur le réel et les faits avérés par la chronique, comme nous avons pu le constater précédemment. Toutefois, la dramaturge se fait fort de conjuguer à ce substrat historique une dimension mythologique patente. Cette convocation quasi permanente du mythe dans les littératures et théâtre de la Caraïbe n’est pas anodine. Elle s’investit dans une dynamique plus générale de fondation et de lecture d’une ethnogenèse des sociétés antillaises et caribéennes. Les dramaturges se proposent, engagés dans une dialectique de la réappropriation de l’histoire, de pallier cette béance mythologique et référentielle. C’est animé par ce dessein démiurgique que Glissant mettra en évidence la relation qui se noue entre littérature et mythologie dans son essai le Discours antillais. Pour ce dernier, le mythe serait idoine dans la perspective du dévoilement de l’Histoire, et il constitue un lien essentiel entre la perception de l’Histoire et la perspective de création littéraire :
Le mythe déguise en même temps qu’il signifie, éloigne en éclairant, obscurcit en rendant plus intense et plus prenant cela qui s’établit dans un temps et un lieu entre des hommes et leur entour. Il en explore l’inconnu-connu. Le mythe est le premier donné de la conscience historique, encore naïve, et la matière première de l’ouvrage littéraire.
Dans cette même veine, le recours à la mythologie de la part de l’écrivaine intervient de manière tout aussi intéressée et efficiente. Cette présence mythologique est dans la pièce protéiforme et éclatée. Elle se matérialise dans un premier temps par l’entremise des multiples occurrences et références à la mythologie grecque qui émaillent le discours des personnages. Un relevé de toutes ces occurrences montrerait comment cette omniprésence relève à la fois d’un parti pris esthétique et d’un parti pris idéologique. D’autre part, on note aussi la référence au théâtre grec antique par l’utilisation du chœur et d’un coryphée dans la pièce. A l’instar de son illustre aîné (le chœur antique), le chœur draciusien remplit une fonction essentiellement de témoin du drame. Jacqueline De Romilly analysant le fonctionnement du chœur antique souligne : « Le chœur doit être tout à la fois plus intéressé que quiconque à l’issue des évènements et pourtant incapable d’y jouer lui-même un rôle. ».
Cette remarque pourrait sans nul doute et avec raison s’appliquer au chœur dans notre pièce. Ce dernier, présenté dans la didascalie initiale, est composé de femmes, « Le CHŒUR DES PETROLEUSES DU SUD, insurgées armées de flambeaux de leur fabrication. Femmes du peuple, cultivatrices et ouvrières agricoles martiniquaises ». Ces indications, précieuses, fournissent en même temps que le sexe de ce personnage collectif et sa fonction au sein de la pièce des indications sur la catégorie sociale et professionnelle de ces femmes qui ont défrayé la chronique. Ainsi, assumant un office essentiellement de témoin privilégié et intéressé, on peut le voir prendre part aux échanges avec les autres protagonistes afin de stigmatiser le système politico-social alors en vigueur. Les interventions du choeur, toujours très sommaires et péremptoires, présentent l’avantage d’attirer l’attention sur l’un des aspects de ce passé honni, ou encore de ce présent encore largement impartial.
En outre, à ce fonctionnement dialogique s’adjoint une dimension chorale et dansante. On peut le voir ainsi se prêter aux danses et aux chants en langue vernaculaire, assurant à la pièce une facture de théâtre total chère à Antonin Artaud :
Le chœur entonne un chant, ironique et emphatique, accompagné par le tambour, ainsi que Rosalie, tandis que Simonise se bouche les oreilles.
Par ailleurs, l’autre forme de ce substrat n’est autre que la muse Africa, personnage tout droit sorti de l’imaginaire riche et protéiforme de la dramaturge. Cette dernière, présentée comme « androgyne, animale et étrange. Apparition divine (deux ex machina), résolument anachronique en vêtements contemporains », illustre l’esprit facétieux de la dramaturge tout en lui assignant un véritable sens dramaturgique. En effet, exhumant l’antique figure de la muse inspiratrice et tutélaire, telle qu’elle est présentée dans la théogonie d’Hésiode, elle connote aussi cette figure du personnage historiographe tel que l’on le retrouve chez Césaire sous le nom de Hugonin dans La tragédie du Roi Christophe, ou de Samba Coquille dans le Dessalines de Vincent Placoly.
Censée recueillir les hauts faits de ces pétroleuses afin « d’en porter témoignage pour les siècles des siècles », elle renvoie à la tradition du griot africain. Figure ancestrale et institutionnelle, le griot remplit diverses fonctions dans la société africaine dont celle d’historiographe d’une famille, d’un village ou d’un empire. A ce titre, la dénomination de Muse Africa éclaire cette conception du personnage, garant de la mémoire et de la survivance collectives. Ainsi, on peut l’entendre revendiquer cette charge à la fois insigne, mais au combien périlleuse :
Une vraie mission en enfer. En effet, je dois rester objectif, ne pas faire des tours de magie afin d’éblouir la galerie… Ne pas donner dans le surnaturel, capter le réel… Ne point leur montrer du fabuleux, démontrer ce qu’elles ont de fantastique… Parfaitement, je connais mon rôle : muse historiographe des Pétroleuses du Sud.
De fait, la relation entre La Muse et Lumina est placée sous le signe de l’ambiguïté : « Cette Muse m’inspire des frayeurs folles, pourtant j’ai la certitude qu’elle m’épaule, qu’elle m’est bénéfique » . Son allure repoussante « suggérant une chauve souris », sa tenue quelque peu excentrique et improbable « résolument anachronique en vêtements contemporains, voire futuristes » conjuguée à une parole souvent opaque pour les insurgées, y compris Lumina, sont fort révélatrices. On peut y voir la difficile tracée d’une Histoire antillaise endogène à travers des consciences obstruées par les relents encore prégnants de l’époque esclavagiste.
Cette approche dynamique de l’histoire se vérifie en outre par le recours à un système d’écriture se voulant

IV- Vers une approche de l’esthétique du drame : le marronnage comme principe créateur

Avant de conclure, il serait opportun d’interroger la dimension intrinsèquement esthétique du drame. Suzanne Dracius se fait fort de marier à cette lecture de l’Histoire une esthétique dramaturgique singulière. Cette épure esthétique se matérialise à travers la proposition formulée sous les termes de « fabulodrame historique ». Cette caractérisation du genre de la pièce se révèle extrêmement riche à l’analyse. Tout d’abord d’un point de vue générique, elle prend le contre-pied de l’orthodoxie dramaturgique, qui oscille entre une caractérisation outrancière entre les trois grands genres, comédie, tragédie et drame, et un déni d’étiquette. Puis, d’un point de vue idéologique, elle revendique par là une liberté créatrice et formelle, sorte de symphonie théâtrale, une liberté qui lui intime le besoin de repousser les limites du genre. D’un point de vue esthétique, comment ne pas penser au réel merveilleux des latino-américains Asturias, Carpentier ou Garcia Marquez, ou aux Martiniquais Vincent Placoly ou Xavier Orville ? Mais il est surtout intéressant de voir que cette démarche semble relever de l’art du détour, de la subversion habile.
Cette praxis dramaturgique nous semble relever d’un principe, hérité de l’histoire coloniale de la Caraïbe, le marronnage . Si l’on se risque à utiliser ce terme, voire ce concept de marronnage, c’est qu’il semble correspondre de manière idoine à cette pratique dramaturgique explosant volontiers les limites, les codes et les conventions. Faisons un bref détour par les sentiers historiques et les réalités que recouvre ce terme. Le marronnage, comme pratique historique, dériverait du substantif marron employé pour désigner l’esclave fugitif des plantations américaines. Le marronnage, dans son acception littérale, désignerait alors cette pratique qui consista pour l’esclave à s’enfuir de la plantation : « Certains s’enfuient là même et transportent leur silence dans les hauteurs des mornes : ce sont les Nègres marrons . »
Sur cette caractérisation historique viendront se greffer deux discours. Le premier, émanant du philosophe Edouard Glissant, édifie le marronnage comme clef de voûte d’une relecture de l’histoire martiniquaise et antillaise. Le deuxième, s’inspirant dans une large mesure du premier, sera incarné par les voix de Raphaël Confiant et de Patrick Chamoiseau. Pour eux, le marronnage, s’il est le fait du nègre marron, s’avère substantifier la démarche du conteur créole :
L’héritier du cri sera le Nègre marron (celui qui échappa aux habitations pour réfugier sa résistance dans les mornes), mais l’artiste du cri, le réceptacle de sa poétique, le Papa de la tracée littéraire dedans l’habitation sera le Paroleur, notre conteur créole. C’est lui qui, en plein cœur des champs et sucreries, reprendra à son compte la contestation de l’ordre colonial, utilisant son art comme masque et didactique.
Cet art d’une résistance tout en détour, en dissimulation et en contorsion, qui caractérisent l’art du conteur au sein de l’habitation-plantation, nous semble particulièrement suggestif. Sur un plan esthétique, ce marronnage correspondrait, à l’instar de la situation du conteur évoqué, à cette stratégie qui tendrait à légitimer une dialectique de déconstruction-construction. Cette démarche subversive parachèverait une praxis esthétique résolument hétérodoxe.
Ainsi cette épure esthétique matérialisée par ce néologisme « fabulodrame historique » semble inscrire la pièce dans une dynamique résolument moderne d’hybridation dramaturgique. De fait la pièce demeure traversée par une multitude de références appartenant à des aires culturelles et symboliques variées. Ce métissage culturel revêt alors la forme d’un creuset où dialoguent aussi bien les références historiques immédiates de l’insurrection, que d’autres plus inattendues, qui relèvent directement de l’anachronisme, « résolument ». Des références à Aristote ou Voltaire côtoient d’autres références à des temps beaucoup plus modernes. Ainsi, on peut voir la muse discourir sur l’annulation de la dette de l’Afrique en réparation de l’esclavage. De même, ce fabulodrame fait intervenir, dans la lignée des grandes fresques shakespeariennes, des registres variés. Le comique, le burlesque, le tragique ou encore l’épique contribuent à la richesse hétérologique de la pièce. De cette manière, la pièce exhibe des scènes où la facture tragique est altérée par des éléments ayant trait au burlesque, au carnavalesque. Le motif carnavalesque est ainsi très présent.
En outre, cette dramaturgie s’enrichit de l’apport d’une dimension musicale importante. L’architecture textuelle attribue une part prépondérante à la musique, faisant de ce théâtre un théâtre total, dans la droite lignée des conceptions artaudiennes. Carol Edwards, analysant cette dimension d’un théâtre total dans les dramaturgies féminines des Antilles, abonde en ce sens. Se fondant sur l’exemple du théâtre balinais, qu’Artaud revendique, elle affirme :
Le théâtre antillais rejoint en partie le modèle oriental. En effet, dans le cas de Maryse Condé, le théâtre reste principalement textuel. En revanche, la gestuelle, la musique et les sons dominent dans les pièces de Simone Schwarz-Bart, Ina et Michelle Césaire, Gerty Dambury et Suzanne Dracius.
Comme énoncé par le critique, toute une part de la dramaturgie s’appuie sur cette dimension paraverbale, paratextuelle du théâtre. Les musiques, les chants, la gestuelle et les objets participent à cette construction sémantique et esthétique. Les nombreuses musiques européennes, de Beethoven (« Allegro de la 5 ème symphonie et « Für Elise), de Mozart et de Wagner rythment et scandent le texte, accompagnées par les nombreux chants en langue créole. D’ailleurs, les musiques européennes et les chants créoles traduisent un degré d’affect différent. Alors que les pétroleuses ne semblent guères enclines à entendre ces musiques européennes, elles participent en chœur aux chants créoles, qui revêtent un aspect symbolique important :
Inopinément résonnent les premières mesures de l’Allegro con Brio de la 5ème Symphonie de Beethoven, cette musique classique européenne à laquelle les pétroleuses sont imperméables.
A cela s’adjoignent toutes ces danses directement tirées du patrimoine culturel créole, qu’elles soient rattachées sociologiquement au domaine de l’habitation, tel le menuet, le quadrille ou la biguine, ou ces danses que l’on considérait à l’époque comme « bagay vieu neg », tel le danmié, le bel air ou la calenda. De même, le tambour, le flambeau, le cabrouet, participent aussi à une poétique de l’objet théâtral signifiante. Mais, ici la dramaturge semble l’assumer avec toute la virtuosité d’une écrivaine ayant érigé le marronnage d’écriture en dogme créateur. Car derrière ce métissage textuel se trame toute une dimension de subversion des codes dramatiques en ce qui concerne le texte théâtral. Cette subversion, ce détour qui semble investir la texture théâtrale est ici au service de l’élaboration d’une véritable poétique théâtrale. Cette gageure poétique amène ainsi le texte à casser la fixité du langage théâtral au profit d’une langue métissée à la croisée des langues et des cultures. Ainsi, les tournures héritées des langues anciennes (latinismes et hellénismes) côtoient les langues française et créole dans une partition aux accents de concert baroque. A ce titre, il importe de souligner l’importance accordée à la langue créole dans la pièce. Il n’est pas rare d’observer au sein du même discours le passage du français au créole, ou inversement ; ce phénomène d’interlecte, qui traduit la situation sociolinguistique des sociétés antillaises, assume aussi un rôle esthétique dans la mesure où il participe à l’invention d’un nouveau langage littéraire et dramatique. Langage que les écrivains de la créolité associent au phénomène de l’oraliture :
Sa i Ka fè la ? I ka li ? Ces gens là s’écrivent des lettres ! Ben vrai, chez les grands, tout est grand ! Regarde : Mussieu sait écrire ! Et Manzelle sait lire. Tchip !
La langue vernaculaire très présente se charge alors d’une valeur symbolique et ethnopoétique forte. Par ses structures syntaxiques, ses tours langagiers, et son corollaire d’images, le créole se fait le miroir de l’imaginaire créole. Ainsi revisité par la langue créole, la langue théâtrale s’offre dans sa spontanéité et sa magie poétique.

La pièce Lumina Sophie se révèle être une fresque historique de premier ordre mettant en scène un personnage résolument porteur de valeurs transcendantales. Héritière par sa verticalité et son courage de cette figure du « marron primordial », elle articule à son cri du refus une geste prométhéenne qui n’est pas sans rappeler le rebelle césairien. Par cette pièce, Suzanne Dracius pose avec finesse et brio la difficile problématique d’une écriture endogène de l’histoire, tout en posant les premières pierres d’une mythologie créole. Cette dialectique de refondation est relayée par une écriture théâtrale qui, puisant sa source au cœur de cette philosophie du marronnage, propose une perspective esthétique nouvelle.