« La traduction, métisse, mixte par définition, est “queer” de facto » de Suzanne Dracius publié dans LE MONDE le 11 avril 2021
Dans la revue Chiendents n° 170, « La Mort et la rumeur », éditions Le petit véhicule dirigées par Luc Vidal, avril 2022, figure le texte intégral de cet article « La traduction, métisse, mixte par définition, est “queer” de facto » de Suzanne Dracius.
Tribune publiée dans Le Monde le 11 avril 2021 et dans « La Matinale » le 13 avril.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/04/11/affaire-amanda-gorman-la-traduction-metisse-mixte-par-definition-est-queer-de-facto_6076362_3232.html
Le texte intégral :
La traduction, métisse, mixte par définition, est queer de facto
Ne pas dévaler la colline !
Les trémulations autour de la traduction du poème d’Amanda Gorman « The Hill We Climb » (« La colline que nous gravissons ») ne doivent ni nous ébranler ni nous faire dévaler la colline qui hisse au-dessus des préjugés, ni nous faire régresser, réduisant à néant les progrès réalisés en matière d’antiracisme.
Au Parlement des écrivaines francophones, nous tenons à ce que soit respecté notre droit à être traduites par une personne compétente, choisie en fonction de ses qualités et non de sa qualité.
Un excès de zèle ne doit pas nous précipiter du haut du morne escarpé escaladé à grand-peine, l’altière colline surplombant les ravines racistes.
En créole, « colline » se dit mòn, « morne », quelle que soit la couleur de la personne qui parle, noire ou blanche, descendante de békés ou d’esclavés – mot que m’autorise Ronsard. Mais il ne viendrait à l’idée de personne de traduire le « hill » de Gorman par « morne », même si cette personne est noire et créolophone.
La traduction doit rendre compte avec autant d’exactitude que possible de réalités particulières, son habileté réside dans sa capacité à restituer un texte selon sa sensibilité et son esthétique propre.
S’agissant de poésie – du grec ποιεῖν (poiein), créer –, la tâche est de s’ingénier à rendre au mieux la puissance créatrice du poème, la musicalité de ses effets sonores, rimes intérieures, assonances, allitérations, recréer son atmosphère, ses images, symboles, anaphores et chiasmes, qui sont légion chez Gorman.
Les figures de style n’ont pas de couleur. Ou plutôt elles les ont toutes. Elles ont le visage de la beauté. Ses multiples teintes et nuances.
L’intersectionnalité, mot terrible utile pour désigner une réalité encore plus atroce, est subie de plein fouet sous toutes sortes d’avatars par Marieke Lucas Rijneveld, qui, sous la pression, a renoncé à la traduction néerlandaise dudit poème, puis Victor Obiols, le traducteur catalan, qualifié d’« inadéquat », finalement disqualifié par sa maison d’édition : « ils cherchaient un profil différent ».
On a refusé de laisser traduire la « jeune fille noire », par une personne « blanche, non binaire », comme en atteste son double prénom, féminin puis masculin. Il est à craindre qu’il n’y ait aussi une forme d’homophobie sous-jacente, l’immonde hydre aux mille têtes du racisme…
Prétendre que n’importe quelle « femme, jeune, militante et de préférence noire » serait plus apte à traduire cette Afro-Américaine, c’est lui faire injure, comme s’il suffisait, pour écrire comme elle, de faire partie des « héritiers d’un pays et d’une époque où une fille noire, maigre, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire peut rêver de devenir présidente, simplement en se trouvant à réciter pour un président ».
Nos traductrices et traducteurs sont de toutes couleurs, tous genres, toutes préférences sexuelles, en un mot, arc-en-ciel ! Nous tenons à ce qu’il en soit toujours ainsi.
S’est-on offusqué de ce que le traducteur de Césaire fût blanc ? De quelle couleur est la Négritude ? Question absurde, voire surréaliste à l’instar de Breton, émerveillé mais étonné en découvrant ce « grand poète noir ». Pourquoi « noir » ? A-t-on jamais entendu dire « un grand poète blanc » ? On n’est pas loin du singe savant, quand Breton ajoute : « Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. » Cet éloge peut sonner comme une insulte.
Quid, à l’inverse, de St-John Perse – Alexis Léger –, prix Nobel, issu d’une très ancienne famille de colons blancs de Martinique qui fonda une branche en Guadeloupe par mariage de Joséphine de Leyritz et Anatole Léger ? Quelqu’un a-t-il jamais exigé que le traducteur de ce poète béké fît partie de l’ethno-caste blanche maîtrisant la langue créole ?
Un auteur n’est pas une couleur.
Par contre il est indispensable, pour le traducteur, d’être au fait des particularismes, des régionalismes, des différents niveaux de langue, afin de faire preuve de la plus grande fidélité possible.
La traduction, métisse sui generis, mixte par définition, est queer de facto.
L’assignation raciale, donc raciste, rate l’essence même de la traduction. Identitaire, elle est toujours absurde, mais là l’absurdité éclate au grand jour, monstrueuse, criminelle, connexion délirante entre Kultur et ADN.
Une classification péremptoire, au lieu de « forger une union », nous éloigne les uns des autres et exacerbe préjugés de couleur ou discriminations sexistes, alors que l’écriture est universelle, rassembleuse, unificatrice sans uniformiser, suprême exaltation de la liberté d’expression.
Ainsi ne pouvons-nous que nous dresser contre des dérives annihilant l’amplitude humaniste de l’art de la traduction, au mépris de l’aptitude de translation capable de construire un pont entre deux rives, deux langues, divers univers.
Le mot « pont » figure au mitan de la métaphore des « ponts » : « Si nous voulons être à la hauteur de notre temps, alors la victoire ne passera pas par la lame du couteau, mais par tous les ponts que nous aurons bâtis. »
Ce que vise l’exercice de traduction n’est-il pas défini en filigrane ?
« Nous aspirons à forger une union qui ait un but,
À composer un pays engagé en toutes ses cultures, couleurs, personnalités et conditions humaines. »
Il est tentant de paraphraser Gorman en remplaçant « pays » par « monde », traversé grâce aux ponts qu’offre la traduction.
Les mots sont là, dans leur miroitement au cœur même du poème, anticipant la polémique.
Si l’on ne peut traduire cette poète noire sous prétexte que l’on est blanc et non-binaire, l’étape suivante risque d’être que les gens ne puissent pas la lire non plus, car ils ne pourraient pas la comprendre.
Martiniquaise calazaza, j’ai en moi quatre continents et demi, à l’instar du Parlement des écrivaines francophones qui réunit des auteures de toutes couleurs, tous pays. Nous défendons l’universalité de la littérature et sa diversité. La langue du monde, c’est la traduction.
Hors de question, cependant, d’occulter le fait que, paradoxalement, ces éclats et ces coups de projecteurs donnent de la visibilité à la criante invisibilité et carence de représentation de certaines voix, – en l’occurrence, desdites voix « noires » –, dans l’édition, notamment dans le secteur de la traduction, comme dans bien d’autres domaines, hélas, cinéma, théâtre, télévision etc., qui peinent à inclure et mettre en avant la diversité, à tel point que l’on ne peut plus respirer.
Suzanne Dracius
parlement-ecrivaines-francophones.org