Sur « SA DESTINÉE RUE MONTE AU CIEL »

Explications données aux traducteurs & étudiants
mercredi 14 janvier 2009
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Réponses aux questions de la traductrice italienne et du traducteur américain de Rue Monte au ciel :

EXPLICATIONS et AIDE À LA TRADUCTION
(les numéros renvoient aux pages)

DANS « SA DESTINÉE RUE MONTE AU CIEL » :

– L’onomastique :
Les noms de la plupart des personnages comportent des allusions ou des jeux de mots et renvoient à quelque chose :
Saint-Fouay : saint fouet, évoquant le fouet avec lequel on frappait les esclaves rétifs.
Quarrequant : carcan, comme le carcan mis au cou des esclaves.
Dendur : en référence à l’expression « avoir la dent dure », être intraitable, voire cruel, comme les esclavagistes, avec un clin d’oeil à Voltaire dans Candide, Chapitre XIX, “Le Nègre de Surinam”, où le maître, monsieur Vanderdendur, se trouve doté d’un nom qui relève du jeu de mots : vander crée un effet de réel (en donnant une coloration hollandaise au nom car cela correspond à la particule des nobles comme de … en français, or Surinam est en Guyane Hollandaise), et dendur exprime sa cruauté. Ce maître est impitoyable.
Fairschenne (fer, chaînes) évoque les fers et les chaînes d’esclaves.

17 : « Milans » (créole) : synonyme de ragots, potins, rumeurs, bruits qui courent, commérages, cancans. « Elle a déjà pris des milans ? » : "elle est peut-être déjà au courant grâce aux ragots colportés par les bavardages des autres domestiques ? "

17 « avec pour uniques compagnons manicous ou lamantins » : le lamantin (ou lamentin) est un animal aquatique, or Léonard marche à travers les mornes, mais en Martinique, la mer n’est jamais bien loin, et une légende raconte même qu’autrefois, un lamantin était remonté jusqu’à l’intérieur des terres, par les rivières, jusqu’aux rues cases-nègres !

18 Le « bel air » : Comme le « danmyé » (damier) et le « ladja » (ou « laghia », danses-combats d’origine africaine, le « bel air » (« bèlè », en créole) est une danse traditionnelle qui vient des esclaves africains déportés en esclavage. Il y a aussi l’expression « la lune claire » (« lalin klè ») qui désigne un passage de cette danse. Il y a même, en Martinique, la Maison du Bèlè. Le bel air est initialement un chant dont la dénomination provient de l’association du terme « air » au sens de chanson, et de l’adjectif qualificatif « bel » (beau). Les principales danses traditionnelles sont le bèlè, la mazouk pitjé, le bélia, la calenda (ou kalenda), le kanigwé (danse rurale créole comportant quinze mouvements exécutés au commandement), le quadrille, la haute-taille, la valse créole, la biguine…

20 : « mal lui en prit » : expression bien française qui signifie : "les conséquences furent désastreuses pour elle". (Ironie : en principe, c’est un bien, d’être "désirable", mais là, ce fut un mal pour elle.)

21 : « Pour un peu, il eût applaudi » (expression française) : il a failli applaudir, il était à deux doigts d’applaudir, il a presque applaudi.

23 « Il n’y a pas moyen dans cette maison ! » : Ça veut dire que la vie est insupportable dans cette maison, que rien n’y est satisfaisant, que tout y va de travers, que l’on ne peut y être bien, impossible de s’y sentir bien.

31 : « si Roosevelt « ne saurait être lui-même qu’un bourgeois », (…) cependant « ce conservateur est un révolutionnaire, en ce sens qu’il heurte violemment un des préjugés les plus tenaces et les plus violents de la nation aux destinées de laquelle il préside. »
(C’est délicat aujourd’hui, ce genre de tournures, même pour les Français, qui ne parlent plus guère un français aussi châtié ! Et là, ce n’est pas moi qui ai écrit, c’est un extrait d’un vrai journal de l’époque.)
= même si Roosevelt est lui-même un bourgeois, ce conservateur est un révolutionnaire, parce qu’il transgresse un tabou américain : la haine du nègre.
L’idée est que, tout en étant au fond quand même un bourgeois conservateur, Roosevelt a un côté révolutionnaire, son attitude à l’égard des nègres.

– 33 : il faut des guillemets anglais dans Les deux “L” puisque ce sont des guillemets à l’intérieur de guillemets. (C’est la règle.) Ça devrait être ainsi :
« Isalé ! Un combat !… Une boxe de filles !… Les deux “L” !… ».

37 : « Je pourrai pleurer bon pleurer » : je pourrai pleurer librement, pleurer tout mon soûl, me laisser aller à pleurer autant que je veux.

38 : « Madame ne se sent plus » : Ne plus se sentir (expression bien française, pas seulement créole), c’est perdre son contrôle, perdre les pédales (dit familièrement) sous le coup d’une forte émotion ; ici Madame est hors d’elle, ne peut plus se retenir, ne peut contenir sa fureur. (Chez La Fontaine, dans la fable « Le corbeau et le renard », le corbeau « ne se sent plus de joie ».)

41 : « mamzelle la békée de Ce Que De » : le nom de cette demoiselle constitue une simple raillerie. Les nobles ont un nom à particule (« de »). Ici, c’est pour de rire, pour se moquer des noms des soi-disant aristocrates. On dit même, plus grossièrement, Monsieur de Moncuéla (Mon cul est là).

42 "pas vu ses règles"
dans la phrase "et Léona s’étonnait de n’avoir pas vu ses règles depuis un bon moment."
Le mot « règles » est ici au sens de « menstrues », « pertes de sang menstruelles de la femme », et « ne pas avoir vu ses règles depuis longtemps » veut dire « être enceinte ».

42 : « ces personnes qui s’appellent “des Étages” » : leur concession n’était pas « de la côte », pas du bord de mer. "Des étages" est synonyme de "n’habitant pas sur la côte, n’habitant pas au bord de mer", habitant les "étages supérieurs", c’est-à-dire l’intérieur des terres, sur les hauteurs, les hauts.

45 : « La monstresse ne se sentait plus de rage » : elle était au comble de sa rage, elle n’en pouvait plus.

48 « pas même parlos » : c’est la terrible Dendur qui veut faire l’intéressante. C’est de l’espagnol de cuisine, de l’espagnol déformé.

« doudouisme » : exotisme de bas étage. Mot formé à partir du créole « doudou » signifiant « chéri ». (Rien à voir avec le néologisme « duduismo » utilisé, en italien, à propos de Berlusconi et de son fameux petit chien Dudù, ha ha ha ! Ni avec le « doudou », jouet favori des enfants, ainsi appelé probablement sous l’influence des nounous antillaises.)

50 : « Un trait tracé au bec-mer » : le bec-mer est une arme fabriquée à partir de l’espadon, poisson qui a comme un bec en forme d’épée (d’où son nom) : en réalité c’est sa lèvre supérieure qui est très allongée et pointue. Les voyous martiniquais se faisaient une épée improvisée avec le « bec » de cet animal marin (d’où « bec-mer »).

55 : « UN combat ! Messieurs, UN combat ! » :
Concernant le « UN » en majuscules dans « UN combat ! Messieurs, UN combat ! », ce n’est pas un parler propre au personnage mais c’est une forme d’emphase qui s’observe chez les Martiniquais, une manière exclamative insistant sur le caractère exceptionnel de quelque chose. En français de France on dirait « Un de ces combats ! », ou plutôt « Une de ces bagarres ! » ou « Une sacrée bagarre ! », ou « Une bagarre incroyable ! ». (En effet l’emploi du mot « combat », ici, est également un régionalisme, un créolisme, car en français standard on n’utiliserait guère ce mot « combat » pour une bagarre de filles dans la rue, on dirait « bagarre ».) Cet emploi relève de l’hypotypose, d’un procédé stylistique qui tente de restituer l’oralité, l’expressivité verbale, sans que ce soit du créole, mais la manière particulière qu’ont les Martiniquais de parler le français, en donnant de l’intensité au simple article indéfini. (En créole on dirait « Yan konba ! », car on ajoute un « y » très mouillé à l’article indéfini « an » pour créer cette intensité, alors qu’en français régional tout est dans le ton, d’où la notation en majuscules : « UN ».)
Quant à « Messieurs ! », c’est également une forme exclamative, l’expression d’un grand étonnement, une expression admirative ou fortement dépréciative. (On s’écrie même souvent « Messieurs Messieurs ! » ou même « Messieurs Messieurs Messieurs ! » pour mettre l’accent sur une profonde stupéfaction ou marquer l’exaspération.)
En somme, dans ces quelques mots, « UN combat ! Messieurs, UN combat ! », on a au moins trois créolismes :
– « UN » en majuscules car très accentué, à l’oral, pour rendre le créole « yan », forme exclamative d’extrême mise en relief par rapport au simple article indéfini créole « an » (équivalent du français « un ») ;
– l’emploi local du mot « combat » alors qu’un Français de l’hexagone dirait « bagarre » (le terme « bagarre » n’étant pas créole du tout) ;
– l’emploi de « Messieurs ! » comme une interjection. (Dans la prononciation, on sépare d’ailleurs nettement les deux syllabes, quand « Messieurs ! » est dit ainsi pour marquer la stupéfaction, même si l’on ne s’adresse qu’à des femmes : j’aurais même dû écrire « Mes sieurs ! »)
Dans une traduction, il n’est donc pas souhaitable de mettre en majuscules le mot traduisant « combat », car, dans ces conditions, cela insisterait seulement sur le fait qu’il y a eu bagarre, alors que l’idée est que cette bagarre-là sortait de l’ordinaire. On peut maintenir la même mise en relief du « UN », car on peut espérer que le lecteur la comprendra. (Même pour les Français, la phrase « UN combat ! Messieurs, UN combat ! » est inhabituelle, mais aisément compréhensible.)
C’est là tout mon travail d’écriture, qui vise à donner vie au texte en transportant le lecteur dans un nouveau monde — le Nouveau Monde, en l’occurrence un monde créole, mon petit monde créole — tout en employant — et déployant — tout l’éventail et tous les artifices de la langue française, respectée, mais pimentée. C’est là mon plaisir d’écriture, qui tend à se muer en plaisir de lecture partagé, je l’espère, par la personne qui le découvre.

57 : « belle des fentes de ses yeux brillants comme souris en graines balai » : expression suggérant un regard plein de vie, de vitalité, des yeux brillants et mobiles, comme de petits animaux jouant dans un arbre à petits fruits, le contraire d’un regard éteint, d’un regard mort.

60 : « il avait « tellement à souffrir que c’est presque dépasser la limite humaine » : citation, où j’ai recopié mot pour mot une phrase de la correspondance de Gauguin (d’où les guillemets). Je pense qu’il veut dire qu’il avait tellement souffert à Panama qu’il avait presque dépassé (dans le passé) la limite humaine. J’ai entendu des gens, en France, dire « souffrir comme une bête ».

60 : « bobo » (créole) signifie putain, prostituée.

61 : « la goule » : vampire, monstre suceur de sang, dévoreur de cadavres.

78 : Il faut lire “À trois reprises” et non “À deux reprises” dans la phrase « (À trois reprises, d’y trop penser, les eaux lui tournèrent dans le boudin et Léona rendit le fœtus par la bouche.) »
Écoeurée, Léona fit trois fausses-couches.

79 : Il faut bien sûr lire "gravats" et non "gravas" (coquille) : "Sur les amas de gravats" : sur les décombres, les débris provenant de la démolition.

80 : " la peau figue " : noirs clairs, à peau tachetée comme une banane très mûre. On les appelle en France "bananes tigrées" : quand les bananes sont très mûres, elles finissent par être tigrées, tachetées de petites taches noires. Or « banane » se dit « figue » , en créole. Donc une personne qui a « la peau figue » est quelqu’un qui a une peau couleur de la peau de banane avec des taches de rousseur, semblable à une peau de banane très mûre.

" jaunes " : asiatiques, mais aussi noirs clairs (sans taches !)

"békés pays" : Blancs de Martinique, descendants des colons français blancs.

"békés-France" : Blancs métropolitains, venus de France récemment et non implantés en Martinique depuis des générations.

"békés goyave" : Blancs de Martinique, mais pauvres.

"grands békés" : Blancs très riches et puissants, grands propriétaires.

" petits békés " : synonyme de "békés goyave", en moins péjoratif : Blancs de Martinique, mais pauvres.

"câpres" : métis de noir et de mulâtre, à peau un peu claire (mais moins claire que "chabin"), et à cheveux noirs.

"congos" : personne à la peau très noire et aux traits négroïdes, aux cheveux crépus et noirs.

"calazazas " : métis à la peau claire et aux traits fins, aux cheveux frisés, ondulés ou bouclés, blonds ou roux, aux yeux souvent clairs.

"ouaïe-aïe-aïe" : métis très clair, donc prétentieux et snob, méprisant par rapport aux personnes à peau très noire. C’est quasiment synonyme de « calazaza », pour la couleur claire, mais avec en plus cette connotation de condescendance et d’arrogance à l’égard des plus noirs.

"chapés coulis" : métis de Noir et d’Indien.

"Chabin", féminin chabine : personne métissée aux traits négroïdes, au teint clair et aux cheveux crépus, blonds ou roux. On peut le traduire en anglais par "chabine", car on le trouve sous la plume de Derek Walcott, le Saint-Lucien (donc anglophone), prix Nobel de littérature (une référence, s’il en est !), « chabin » lui-même. "Chabin doré" : aux cheveux blonds à reflets dorés.

"Chabin poil mangouste " : à cheveux roux (comme le poil de la mangouste).

" la Chine " : les Chinois.

129 "pas vu ses règles" dans la phrase :
« Lorsque le drôle d’homme blanc quitta la Martinique, cinq lunes pleines après son retour de Panama, Himitée ne pouvait pas avoir l’air grosse, mais elle n’avait pas vu ses règles depuis qu’il l’avait visitée la première fois – et ne les revit pas avant longtemps. Elle ne s’en ouvrit jamais à lui. »
Le mot « règles » est ici au sens de « menstrues », « pertes de sang menstruelles de la femme », et « ne pas avoir vu ses règles depuis longtemps » veut dire « être enceinte ».
Il y a tout une série de jeux de mots dans ce passage :
— dans « lunes pleines », car « pleine » s’emploie aussi pour une femelle qui attend un petit, et bon nombre de croyances lient la lune à l’accouchement ; « lunes pleines » joue également sur l’expression « la pleine lune » en référant à la manière amérindienne de mesurer le temps selon une représentation particulière du temps, le temps circulaire, à l’aide d’un calendrier annuel complexe basé sur les cycles lunaire et solaire ;
— « visitée » est à prendre aussi au sens de « pénétrer », « avoir un rapport sexuel avec une femme » ;
— « Elle ne s’en ouvrit jamais à lui » signifie qu’elle ne lui a jamais parlé de sa grossesse, ne le lui a jamais avoué, mais « s’ouvrir », pour une femme, peut avoir un sens sexuel. (Elle ne put plus coucher avec lui, car il était déjà reparti.)