Turbulente interview de Suzanne Dracius

dans le n°4 du magazine Turbulente, janvier 2010
samedi 2 janvier 2010
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– Parlez-nous de vous en quelques mots...

Née aux Terres-Sainville, de mère foyalaise et de père marigotin, j’ai quitté à 5 ans mon île natale pour l’Ile-de-France ; je n’y revenais qu’en vacances, ô frustration ! Puis je suis rentrée vivre en Martinique en 82, études faites, devenue professeur de Lettres Classiques. C’est de tout cela et de bien d’autres choses encore que je rends compte dans mes écrits métissés comme ma personne, culturellement, car c’est cela l’essentiel, depuis mon premier roman, "L’autre qui danse", réédité en poche aux éditions du Rocher en 2007, jusqu’à mon dernier livre, "Exquise déréliction métisse" (Desnel, 2008). Mais j’aime aussi écrire pour les plus petits, qui méritent bien qu’on leur mette entre les mains très tôt des livres de qualité : par exemple "Mon petit livre de Londres/ My Little Book of London", un ouvrage jeunesse bilingue, interactif, avec devinettes… De quoi "docere ludendo" (instruire en amusant) !

– Vous avez été professeur en France, aux Antilles-Guyane ou encore aux Etats-Unis, où avez-vous préféré dispenser vos cours ?

Sans mentir, aux Etats-Unis, car j’y étais invitée, en tant qu’écrivain, à enseigner mes propres oeuvres, par des universitaires qui avaient étudié mes livres et les connaissaient mieux que moi-même. D’où émotion ! Quant aux étudiants, ils me faisaient découvrir des aspects de mes textes que je ne soupçonnais pas, en approfondir la portée, les possibilités d’identification, d’interprétations diverses… À l’université d’Ohio, au coeur de l’Amérique profonde, comme à l’université de Géorgie, dans cet ancien état sudiste esclavagiste, je me suis un peu découverte… Expériences passionnantes, inestimables, outre l’attrait de la nouveauté et les charmes de ce gigantesque pays neuf que sont les USA, par rapport à la vieille Europe et à l’Hexagone nombriliste.

– Lisez-vous les livres des autres ? Quel est votre écrivain préféré ?

Dans la légende familiale, il paraît que j’ai demandé à apprendre à lire à l’âge de 2 ans, fascinée par cette activité magique que pouvaient s’offrir les grands. Ma grand-mère, directrice d’école, a acquiescé et m’a mise illico à l’école de la rue Perrinon… Lire est mon principal plaisir. En ce moment, je suis séquestrée par "Journal d’un enlèvement" de Marquez (sur les séquestrations par les "Extradables" du cartel de Medellin), l’immense écrivain colombien, dont je déguste aussi la palpitante autobiographie. Je suis très éclectique, très "américaine" aussi, du Sud comme du Nord : Richard Powers, qui se trouve être le mari d’une universitaire qui m’avait invitée dans l’Illinois, m’a gentiment offert "Le temps où nous chantions", le bouleversant roman d’une fratrie métisse de mère afro-américaine et de père juif d’Europe de l’Est : la douloureuse mélodie d’une famille…

– Vous vivez dans un monde régi par les hommes, cela vous ennuie ? cela vous agace ? cela vous amuse ?

Ce qui peut m’agacer, c’est que l’on essaie de me gâcher mon plaisir d’être femme. Je suis au combat. Ce qui peut m’amuser, ce sont les prétentions de certains hommes, leur jalousie face aux avancées de la condition féminine… À croire qu’ils voudraient tout nous prendre ! Notre dignité, et jusqu’à notre liberté recouvrée. Ce qui peut m’ennuyer, c’est que certaines femmes soient plus misogynes que les hommes eux-mêmes et éduquent leurs enfants dans le culte de la phallocratie ; c’est le mythe du "potomitan", fable perverse, belle trouvaille pour tout mettre sur le dos de la femme en s’en lavant les mains !

– Obama président, ça vous fait quoi ?

Imaginez ce que ce serait s’il avait été battu ! Tous les Noirs de la planète auraient subi des quolibets, auraient été éclaboussés par l’opprobre de la défaite. C’est en cela que sa victoire est immense, car elle était nécessaire. Certes, il n’est pas le président du monde, mais il dirige le plus puissant pays du monde. Je ne crois pas en l’homme providentiel, mais j’ai bon espoir, et, pour l’instant, s’il n’a pas fait de miracles, il n’a pas fait pire que la "busherie" héroïque. Il a même tracé de bonnes voies. Laissons-lui le temps de faire ses preuves. (Je me demande si les réactions auraient été si sévères, lors de l’annonce de son Prix Nobel de la Paix, si Obama était blanc…) L’avènement d’Obama, non seulement noir, mais métis, ouvre la voie à une ère "postraciale" que j’appelle de mes voeux, moi la kalazaza qui ai en moi tous les sangs qui coulèrent en Martinique avec plus ou moins de violence : le sang de l’Africain déporté, du béké, de l’Indien à plumes et sans plumes, et de mon arrière-grand-mère chinoise…

– Le débat autour du 73/74 ça vous concerne ? En quoi ? Quel est votre choix ?

En juillet dernier, j’étais invitée en résidence d’écrivain en Écosse par le Scottish Arts Council, l’assemblée écossaise, car l’Écosse a obtenu son autonomie depuis une douzaine d’années, à la faveur d’un référendum où les Écossais ont massivement approuvé la création d’un Parlement autonome. Du fait de cette « devolution » (la décentralisation britannique), la nouvelle assemblée est dotée de — presque — tous les pouvoirs, à l’exception de la monnaie, du recouvrement des impôts, des relations extérieures, de la Défense et des questions de mœurs, comme l’avortement, par exemple. Les Écossais avec qui j’en ai parlé, notamment la très intelligente doyenne de l’Université de St Andrews, en sont globalement satisfaits. L’immobilisme et le statu quo sont plus dérangeants que le changement. Mais la perfection n’est pas de ce monde ; je crains que l’autonomie seule ne suffise pas à résoudre les problèmes de notre Martinique… L’envie de proposer des solutions m’a amenée à participer à un livre collectif sur "La crise de l’Outre-mer français" qui vient de paraître à L’Harmattan, et dont le sous-titre est "Jamais l’espoir n’a été aussi grand" !

– Le racisme envers les hommes et les femmes de couleur, vous connaissez ? Ca va mieux selon vous ?

Bien sûr que le racisme, ça me connaît, moi qui ne suis, nulle part au monde, de la même couleur que tout le monde. Le racisme "dans tous les sens et inversement", comme disait l’ami Rimbaud. Mais tout le monde n’est-il pas "de couleur" ? Malgré les progrès réalisés, malgré les lois qui furent votées (et pas toujours bien appliquées), il faut continuer à être vigilants, à lutter contre les discriminations, à parfaire l’éducation et la communication par tous les médias disponibles, à ÉCLAIRER les esprits, tout en combattant le complexe fanonien de lactification et ses corollaires destructeurs. Car subsiste aussi le racisme ENTRE hommes et femmes "de couleur" naguère entretenu afin de "diviser pour régner", et qui perdure, hélas ! avec les notions de "peau sauvée" et d’enfant "bien" ou "mal" "sorti", horrible expression que l’on entend encore, pour désigner un bébé plus ou moins foncé.

– Pourquoi ça va aussi mal entre les femmes et les hommes aux Antilles ?

C’est une longue histoire où se mêlent les séquelles de l’esclavage (engendrant la dislocation systématique de la famille : toujours "diviser pour régner" en maître) et une modernité mal assumée. Femmes et hommes ne vivent pas à la même époque. Les unes se sont depuis longtemps efforcées de gagner seules leur vie, d’acquérir leur indépendance, elles ont une longue tradition d’autonomie et de débrouillardise (des nobles porteuses d’antan aux fières marchandes en passant par les redoutables charbonnières), la plupart ont des diplômes, de bons métiers, tandis que les autres — certains autres — en sont encore à l’Age de Pierre à se raconter des histoires en tripotant leur ceinture pour jouer les machos (ou en la laissant tomber, selon les générations, peu importe : de toute façon ça tourne autour de la braguette). Hommes et femmes sont en décalage. A cela s’ajoutent la marche du monde, les angoisses du vaste monde… Alors la femme sert de bouc émissaire à des hommes faibles, mal dans leur peau, que stress et anxiété rendent agressifs parce qu’ils se sentent impuissants. Surtout si une femme les rejette ! Mais il ne faut pas que les femmes aient peur : qu’elles aient les graines de dire non, même si "oui pa ni poutji" ! (Un oeuf vaut bien une graine, non ?) Nous avons démontré que l’intelligence triomphe de la force physique. Et que l’union fait la force. Lors d’un jeu radiophonique où j’étais invitée sur RCI, on a demandé aux auditeurs ce que signifiait le sigle UFM. Vous n’imaginez pas ce qu’il a fallu entendre avant "Union des Femmes de Martinique" ! Tout y est passé : union du football martiniquais, union des forces martiniquaises… Nous avons encore du (fruit à) pain sur la planche ! Le plus grave c’est qu’on laisse les hommes croire qu’ils ont tous les droits sur les femmes, que le simple fait d’aimer une femme, de la désirer, de la vouloir et de l’avoir "eue" donne à l’homme le droit de l’avoir toute sa vie. J’ai vécu cela. C’est terrible. Cette conviction ancrée dans l’homme. Bénie par la société, même la Justice, les faux amis, la police… Et la femme, maudite de s’y soustraire ! Car la femme doit se battre pour se libérer ! On ne la laisse pas partir comme ça. C’est un nouvel esclavage : femme, pas le droit de marronner, pas le droit de t’échapper, pas le droit de divorcer, pas le droit de t’émanciper, pas le droit de t’affirmer, sinon, on te rattrape et te tue. On lance à tes trousses les chiens à femmes. Ça ressemble à un article d’un néo-code noir spécial femmes. Travaillons à abolir "de la femme l’infini servage", comme l’écrivit Aragon !

– Quel est votre combat d’aujourd’hui ?

Mon combat n’est pas unique ni univoque, mon combat est protéiforme. Il est lutte contre toute forme de discriminations, qu’elles soient racistes, sexistes ou autres, contre toute forme de violences et d’injustices, contre l’illettrisme imposé, contre les dominateurs, les prédateurs, les fanatismes, les manipulations. Et contre les rabat-joie. (Parfois l’humour est un allié, un allié de taille !) Ce combat protéiforme, je le mène dans mes écrits, protéiformes eux aussi, car mon arme, c’est ma plume, trempée dans mon encre au jus de citron vert (qui est l’une des formules de l’encre sympathique). Mon combat, c’est aussi donner du plaisir à mes lecteurs, les DIVERTIR, au sens pascalien du terme, les sortir de leur quotidien et de leurs soucis à l’aide d’un fourmillement de personnages et d’histoires cocasses ou bouleversantes qui les éloignent de leurs propres problèmes. Ecrire des livres plaisants, pas ennuyeux, pas fastidieux, quoiqu’ils abordent des sujets graves.

– Vous êtes amoureuse ? Etes-vous toujuors aussi "sex" ?

Amoureuse ? Oh oui, d’un homme fort et féministe, Dieu merci ! D’un Antillais viril et pas macho : ça existe ! Et de la littérature aussi. C’est "la vraie vie". "Sex" ? Si c’est dans le sens de sensuelle, voire libertine, avec plaisir ! Mais si c’est "obsédée sexuelle", je n’ai pas le souvenir de l’avoir jamais été : sur quoi se fonde ce "toujours" ? N’auriez-vous pas omis un Y à la fin ?Je suis parfois dite "sexy", mais "sex", voilà qui est nouveau ! C’est fou comme s’érigent les fantasmes ! Une lectrice martiniquaise inconnue m’a même dit un jour qu’elle pensait à moi en faisant l’amour avec son mari, parce que ça l’excitait. L’habit ne fait pas le moine, ni la nonne non plus ! Mon écriture est déliée, mes romans sont ceux d’une femme libérée, pas d’une oie blanche, et certains de mes textes peuvent même être érotiques, affranchis de toute contrainte. Mon seul censeur est le bon goût, mon unique censure, l’esthétique. Mais l’amour, n’est-ce pas la vie même ? De plus en plus je serais tentée d’être un tantinet hédoniste, quand je vois la fragilité de l’existence. Je viens de subir un deuil éprouvant, le décès de mon ex-mari, Pierre Pinalie, que j’ai connu quand j’avais 15 ans et avec qui j’ai été mariée 25 ans. Ce qui est insupportable, c’est l’horrible peine de mon fils. Son père a été emporté par une maladie atroce, la maladie de Charcot, qui peut être due à l’environnement, or nous avons habité parmi les champs de banane ! Il est urgent d’aider la recherche sur cette maladie et les effets du chlordécone…

– Citez-moi un homme politique que vous trouvez particulièrement séduisant…

Barack Obama, évidemment ! J’apprécie, outre son élégance naturellement sophistiquée et son intelligence brillante, sa pondération, son prodigieux talent oratoire et son humour distancié, voire magistralement décalé, par exemple lorsqu’il a dit : " Savez-vous que j’étais noir avant d’être élu ?".

Propos recueillis par Jessica Schwaller

"Une femme voilée en couverture ? Pas très turbulente, cette posture ! De quoi crier à l’imposture… On aimerait mieux voir sa chevelure (pas défrisée ni martyrisée, de préférence, mais nature). Même si ses lèvres sont pulpeuses et son regard langoureux, cette femme voilée correspond plus aux fantasmes de la vierge soumise qu’à l’idéal de femme libre, libérée, voire libertine qu’évoque le nom "Turbulente" et que j’appelle de mes voeux. (Quand j’ai accordé mon interview, je n’avais évidemment pas encore vu la couverture.)
Puisse cette aurore d’une nouvelle décade ne pas être décadente mais émergente, pas rétrograde mais de progrès pour la Femme comme pour l’Homme ! "

Suzanne Dracius, 2 janvier 2010