ODYSSÉENNE

Explications données aux traducteurs, étudiants & lecteurs curieux
dimanche 11 mars 2012
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– Odysséen, fém. odysséenne = d’Ulysse, semblable à Ulysse, voyageur, rusé et résistant comme Ulysse qui a erré dix ans avant de retrouver sa patrie (adjectif formé sur le nom grec d’Ulysse, Ὀδυσσεύς, Odusseus). Métaphore du métissage : le métis est "odysséen".
Ici il n’y a pas que la femme qui est " Odysséenne ", mais toute l’aventure du métissage caribéen est "odysséenne" ; c’est une véritable odyssée, avec le trafic triangulaire Afrique/Europe/Amérique et les apports asiatiques….

– " Roulent polyphoniquement ces chants " : les verbes de ce poème ("roulent, sourdent, s’ourlent, touchent, se meuvent" etc.) sont à l’indicatif, avec inversion du sujet : "chants" est le sujet inversé de "roulent".

– "polyphoniquement" :
réfère aux chants polyphoniques corses, interprétés par des hommes aux voix graves. (Ce poème est dédié à mon ami Jacques Fusina, poète et universitaire corse.)

– Sourdent gravement de tréfonds d’îles " :
“Gravement” est une allusion aux chants polyphoniques corses (cf. vers 1), interprétés par des hommes aux voix graves. Ici, “gravement” signifie avant tout “avec des voix graves, masculines, le contraire d’une voix aiguë, féminine”.

– "de tréfonds d’îles" : "de" est un article indéfini, et non défini : ce n’est pas "des [= de les] tréfonds", mais de "tréfonds" indéterminés, de multiples profondeurs possibles, que proviennent ces "chants" mystérieux, polyphoniques.

– " Aux abords vagues " : "Abords" = accès, le fait d’aborder, de parvenir au rivage, d’accéder à. Ces " rivages aux abords vagues " sont des rivages flous, mystérieux, énigmatiques, aux contours mal définis, où l’on ne sait pas à quel endroit on va arriver.
Ces vers ont été analysés comme une métaphore du métissage par Claude R. Giroux dans son article du 13/10/10 sur le Festival International de Poésie de Trois-Rivières (Québec) : « Suzanne Dracius, avec son Exquise déréliction métisse, nous amène loin aux tréfonds du métissage, le fait de n’être jamais (naître jamais) de la bonne couleur ou du bon ton, d’être des exilés avant même que de naître : "Roulent polyphoniquement ces chants / Sourdent gravement de tréfonds d’îles / S’ourlent jusqu’à ces rivages / Aux abords vagues" […] ».

– "Y touchent, se meuvent… " :
Le verbe « toucher » signifie « atteindre, parvenir » comme dans « toucher au but », mais il a également une connotation sensuelle, érotique, renforcée par "se meuvent" évoquant la gestuelle amoureuse.

– "D’un Polyphème courroucé
Se joue l’odysséenne malice
" :
"l’odysséenne malice" est le sujet inversé du verbe "se jouer de" (= se moquer de).
" D’un Polyphème courroucé " est un complément antéposé (= placé avant le verbe) : le sens simple est : la ruse ("malice") d’Ulysse (="odysséenne ") se moque (" se joue ") du Cyclope (= " Polyphème "), qui se met en colère " (= " courroucé ").
Le hasard fait que le mot " métis " s’apparente phonétiquement au nom grec µῆτις (métis), qui signifie sagesse ; il ne s’agit pas d’une étymologie farfelue quelque peu hasardeuse mais d’une correspondance poétique, car « il n’y a pas de coïncidences, il n’y a que des correspondances, au sens baudelairien », écrivais-je dans Rue Monte au ciel. Il est tentant — bien que l’étymologie soit différente — de faire un jeu entre le mot métis (du latin mixtus, mêlé, mélangé) et la Métis de la mythologie grecque, une Océanide — ce qui correspond bien aux métis antillais, fils d’océans —, fille d’Océan et de Téthys, personnification de la sagesse et de l’intelligence rusée. Dans la tradition orphique, Métis est l’une des forces primordiales, à l’instar d’Éros (l’Amour) aux côtés duquel elle trône. Platon fait d’elle la mère de Poros, qui désigne le passage, le chemin, l’expédient. Dans l’iconographie antique, Métis porte deux visages — ce qui colle bien avec le métis —, et est souvent représentée comme un petit personnage caché sous le siège de Zeus. Métisse, je fais le pari de l’éclectisme. Kalazaza gréco-latine, j’applique l’antique méthode de Potamon d’Alexandrie recommandant d’emprunter aux divers systèmes les thèses les meilleures quand elles sont compatibles. Comme le préconisait Baudelaire, j’essaie d’être « l’esprit le plus ouvert à toutes les notions et à toutes les impressions, le jouisseur le plus éclectique ». Grâce au syncrétisme ainsi opéré, en métissage, en métisse sage, j’opte pour la possibilité de choisir, sans contrainte.

– Mais tisse l’industrieuse audace
………
Métisse :
" l’industrieuse audace […] métisse " est le sujet inversé de "tisse" ; le métissage est si rusé, si habile, si courageux, dans sa résistance à travers siècles contre vents et marées, qu’il arrive à créer des liens croisés entre gens de diverses origines (des "chiasmes", COD de "tisse").

– "industrieux" est l’épithète homérique d’Ulysse, surnommé ainsi, "l’industrieux Ulysse", ou "Ulysse aux mille ruses", dans L’Odyssée, en raison de son intelligence rusée (en grec, sa "métis" : "industrieux" veut dire "rusé, habile").

– Métisse (vers 10) est un adjectif qui se rapporte à " l’industrieuse audace ". Il s’agit de "l’industrieuse audace métisse".

– cavalcader signifie chevaucher en groupe, courir à plusieurs en faisant grand bruit.

– "Chiasmes" est le complément d’objet direct de "tissent", et le participe présent "allant" se rapporte à ce mot "chiasmes" ; le sens est : " l’industrieuse audace […] métisse " est si rusée que le métissage arrive à créer des liens croisés entre gens de diverses origines. Le chiasme étant la figure de rhétorique en forme de croix où, par exemple, à une phrase du type sujet-verbe-attribut ou c.o.d. répond une phrase du type c.o.d. ou attribut-verbe-sujet, selon le schéma
1er - 2è
2è - 1er
(si l’on relie par deux traits les deux 1ers puis les deux 2ès, cela dessine une croix, un croisillon, ex : "L’heure était venue, finie était la comédie", "Elle à demi vivante et lui mort à demi"), ou bien signifiant "dissymétrie des membres d’une statue", le mot "chiasme" correspond bien au métis : par exemple, un chabin peut avoir la peau claire (= d’un Blanc) et les traits négroïdes (donc d’un Noir), les cheveux crépus (donc d’un Noir) mais blonds (donc d’un Blanc) : il est un chiasme à lui tout seul, un croisement ; le métissage est une figure de style.

– "Allant encore" signifie à la fois " allant à nouveau "et "continuant à aller, allant toujours ".

– "et voguant de paysage en apaisement" ne veut pas dire "voguant en situation d’apaisement", mais "voguant d’un point à un autre", "d’un paysage vers un autre paysage jusqu’à atteindre l’apaisement" : les métis sont issus de personnes originaires de divers pays, de paysages variés, et leur métissage va vers l’apaisement ; le mélange calme les tensions, les conflits, les haines raciales. Ou du moins devrait y tendre…

– "Polyphémique" comme le Cyclope nommé Polyphème, car l’industrieux Ulysse, malin et rusé — comme le métis — " se joue " du Cyclope, c’est-à-dire se moque de lui, le trompe, l’abuse, grâce à sa ruse, sa "malice".
Mais dans " Polyphémique " il y a aussi une référence à l’origine grecque du mot (poly = plusieurs, et phèmi = parler) : qui parle plusieurs langages, de plusieurs cultures, parlant une langue métissée, riches de nombreuses possibilités, par exemple celle d’une Babel insulaire comme les Antilles, polyglottes.

– Du Poète s’étend le carmen
En latin, le mot carmen signifie le chant, le poème ; "carmen" est le sujet inversé de "s’étend". Ce vers forme un chiasme avec la construction vers suivant : "le charme s’épand ", par une figure stylistique en forme de croix :
verbe (s’étend) puis sujet (le carmen)
sujet (le charme) puis verbe (s’épand)

– Amoebée le charme s’épand
"Amoebée" (ou "amébée" ou "amoébée") sort tout droit de mes études latines. (Mea culpa !) C’est un adjectif, du latin amoebaeus ou amoebeus qui signifie "alternatif" : (chant, poème) alterné (à deux voix). Il exprime, ici, la dualité de l’être, le métissage. Il s’emploie, en métrique antique, pour des chants qui se répondent, des poèmes alternés, par exemple avec une personne qui chante un couplet, un verset, une strophe, puis la 2è personne qui à son tour chante ou récite un autre groupe de phrases. Un chant amoebée est un chant, écrit en vers, fondé sur un dialogue de répliques de longueurs égales, un chant où les interlocuteurs se répondent parallèlement. Il montre une joute poétique.

– "Sous-tend passerelles par mondes et par mots"
Métaphoriquement, les métissages sont des passerelles qui créent des liens, unifient les mondes, "anciens et "nouveaux", les unissent sans les uniformiser, les lient, les apaisent en leur permettant de communiquer entre eux malgré leurs différences.

– J’ai supprimé le point final dans ce poème, pour ouvrir ces "passerelles" sur le monde. (Détail infime, mais infini, comme le métissage lui-même.)
Par contre, les rares autres ponctuations du poème (trois seulement en tout, trois virgules, afin d’évoquer le brassage du métissage quasiment sans ponctuation) me semblent indispensables pour l’esthétique comme pour la compréhension, dans :
" Y touchent, se meuvent… " (vers 5)
" D’île en île, oui " (vers 11)
"Cascadant, cavalcadant " (vers 14).